189. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 29 août 1761.



Sire,

Je vois, par la dernière lettre que m'a fait l'honneur de m'écrire V. M., que, malgré les embarras dont elle doit être accablée, elle jouit d'une bonne santé. C'est là, Sire, pour moi le point principal, parce que je suis convaincu que, tant qu'elle pourra agir, tous les projets de ses ennemis s'en iront en fumée; s'ils ont sur vous la supériorité du nombre, vous avez celle des lumières et de la bravoure de vos troupes. C'est ainsi qu'Annibal battit tant de fois les Romains avec des armées qui étaient bien inférieures aux leurs.

Depuis la prise de Pondichéry, les finances sont dans un si pitoyable état en France, qu'ils ont supprimé les jetons de l'Académie française. Cela a produit un nombre de petites pièces très-plaisantes, dont Paris a d'abord été inondé; il y en a une où l'on dit que l'Académie doit députer deux orateurs pour aller haranguer les ambassadeurs de Russie et de Suède, et les prier de rendre aux enfants d'Apollon, sur les subsides que la France paye à leurs souverains, ce qui fait le principal produit de leurs travaux littéraires, si utiles pour tous ceux qui veulent faire des compliments. Je ne comprends pas comment un si grand dérangement dans les finances peut s'accorder avec le système guerrier de la cour de Versailles. Que fait la flotte anglaise? Elle devrait être déjà partie. Permettez, Sire, que, à l'exemple<281> d'un grand ministre (d'Argenson la Bête),281-a je place ici un vieux proverbe : Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud. Si tant est qu'il y ait en Angleterre quelque apparence d'entamer une fois sérieusement les négociations, rien n'est capable de leur donner plus de poids qu'une seconde entreprise comme celle de Belle-Isle. Toutes les gazettes nous annoncent de la part de cette flotte une nouvelle expédition secrète; cependant nous voilà au mois de septembre, et elle est toujours dans le port. J'espère que cette expédition secrète ne le sera pas autant que celle de l'année passée, qui devait se faire approchant dans le même temps, et dont personne n'a jamais rien appris. V. M. saura mieux que moi plusieurs petits avantages que le prince Ferdinand et le prince votre neveu remportent tous les jours; ainsi je ne lui en parlerai pas.

M. Joyard,281-b votre maître d'hôtel, ne sachant comment s'adresser à V. M., est venu chez moi me prier de lui marquer qu'il avait encore quelques biens à Lyon, qu'il voudrait aller prendre pour les joindre à ceux qu'il a ici de l'héritage de Pesne, son beau-père. C'est un congé de six mois qu'il lui faudrait pour terminer entièrement ses affaires, et, comme il trouve à la foire de Leipzig des occasions favorables pour son voyage, il aurait une obligation infinie à V. M., si elle daignait lui en accorder la permission. V. M. le connaît depuis près de vingt-huit ans, et elle sait bien qu'il n'est pas capable de prolonger d'un jour son voyage au delà du temps que V. M. voudra bien lui accorder.

Vous savez sans doute, Sire, que l'on a défendu aux jésuites en France d'avoir des écoliers, et qu'il leur est interdit de recevoir aucun novice; cela fait beaucoup de bruit. C'est ainsi que les Grecs, dans la décadence de l'empire d'Orient, disputaient sur des questions<282> théologiques dans le temps qu'on leur enlevait l'Égypte et l'Arménie. J'ai l'honneur, etc.


281-a Le marquis d'Argenson, mort en 1757, et surnommé la Bête par les courtisans de Versailles, était un philosophe et un excellent citoyen.

281-b Voyez t. X, p. 114, et t. XIII, p. 98.