195. AU MARQUIS D'ARGENS.
Strehlen, 19 (octobre 1761).
Vous me dites bien des choses, mon cher marquis, que je me suis dites à moi-même. Tout cela ne change pas notre situation en mieux, et les remèdes deviennent tous les jours plus difficiles à trouver et à employer. Vous voyez combien vos conjectures politiques vous ont trompé; quelque esprit que vous ayez, vous ne pourrez deviner l'avenir que rarement, parce qu'il faudrait avoir une connaissance parfaite des causes secondes, ce que nul homme ne peut avoir, pour lire dans ces principes quelles en seraient les conséquences. Tout va ainsi dans le monde, et le hasard se joue de la vaine prudence des hommes. Tant que la campagne n'est pas finie, nous n'en devons pas juger, et il faut suspendre son jugement jusqu'aux quartiers d'hiver. Le dur, l'ingrat métier que le mien! Souvenez-vous de nos entretiens de Leipzig, et, si nous êtes sincère, vous m'avouerez que j'ai eu raison dans tout ce que je vous ai dit relativement à ma situation et à cette campagne. Je crains le sort de mes lettres. Je ne m'explique pas, mais vous devinerez aisément tout ce que je pense. Je n'ai pas, depuis un mois, reçu de lettres de vous, soit qu'il y en ait d'égarées, soit que vous ne m'ayez point écrit. Je vous prie d'être un peu moins paresseux. Adieu, mon cher marquis. Je suis bien aise que vous soyez tranquille à Berlin; pour moi, je ne le suis pas, et ne sais pas si je pourrai l'être de ma vie.