211. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 19 janvier 1762.314-a
Sire,
Je viens de recevoir dans ce moment les deux pièces que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'envoyer. Elles sont parfaitement écrites; je les ai d'abord lues deux fois de suite, et j'ai trouvé deux vers qui ne sont pas défectueux, mais dont l'un me paraît faible, et l'autre contient un terme dont un Romain n'a jamais pu se servir, car il n'a été inventé que dans le premier siècle du christianisme. Le premier de ces vers est dans Othon, et le second dans Caton.
Au moins à cette fois je puis vous être utile,314-bAu moins à cette fois me paraît prosaïque; d'ailleurs, il serait plus correct de dire : Au moins cette fois je puis vous être utile, mais le vers ne s'y trouverait pas; cela est très-aisé à changer. Quant au second vers, il est très-beau :
Oui, glorieux martyr de Rome et de ses lois.314-bMais le mot de martyr ne fut jamais connu de Caton; c'est un terme né dans les persécutions que souffrirent les chrétiens. On peut bien s'en servir aujourd'hui, parce que l'usage l'a établi; ainsi l'on dira : Il est le martyr de la dureté d'un tel, il est le martyr de son entêtement, etc. Mais dans la bouche de Caton ce mot ne me paraît pas bien placé, surtout quand c'est Caton qui parle, et qui parle à d'autres Romains. Voilà, Sire, ce que la critique la plus sévère a pu me fournir sur deux pièces véritablement excellentes et très-bien versifiées.
<315>Je viens, Sire, à ce que V. M. me fait la grâce de me dire au sujet de mes prédictions de Leipzig; elles ont été très-vraies, car vous aviez fait la plus belle campagne qu'on pût faire. Mais à coup sûr, ni moi, ni qui que ce soit dans le monde, ne prévoira qu'un homme laisse emporter une place défendue par trois mille hommes, dans une heure de temps. Car enfin je suppose qu'il eût été attaqué dans les formes, et que, ayant huit mille hommes de garnison, il en eût perdu cinq à la défense de ses ouvrages extérieurs, ne mériterait-il pas d'être puni, si, ayant encore trois mille hommes, il rendait sa place avant que la brèche fût faite au corps de la place? Et que n'a-t-il défendu ce même corps de la place, s'il était trop faible pour garder ses ouvrages extérieurs? Non, cela est inconcevable qu'un homme se laisse forcer derrière un rempart flanqué de bastions, avec un bon fossé en avant de ce même rempart. Voilà, Sire, ce que sûrement je n'avais pas prévu et que je ne prévoirai jamais.
V. M. me parle du commissariat de la Poméranie; elle doit être cent fois mieux instruite que moi, ainsi je n'ai rien à dire; mais ce commissariat n'était pas, en dernier lieu, dans le Mecklenbourg, à Malchin. Si j'avais moins de zèle pour V. M., tout cela m'affligerait moins; mais je meurs de douleur quand je vois que les soins, que les fatigues que vous prenez, que les bonnes et glorieuses choses que vous faites, sont détruites ou par les étourderies, ou par le peu d'expérience des autres. Dans tous mes chagrins, je n'ai qu'une consolation, c'est de savoir que vous vous portez bien; pour la crainte des ennemis, je n'en ai aucune, et je reste toujours dans la parfaite conviction que, après tant d'événements fâcheux, il faut à la fin qu'il arrive quelque coup heureux qui remette toutes les affaires dans un bon état.
Voilà la guerre déclarée entre les Anglais et les Espagnols; j'en suis bien aise, et je crois avoir de bonnes raisons pour cela. Les Anglais n'ont plus de paix particulière à faire, et Dieu sait, à la longue,<316> ce qu'ils auraient pu conclure, séduits par les cessions que leur offraient les Français; d'ailleurs, avec deux cents vaisseaux, ils sont restés les bras croisés toute la campagne passée, et se sont laissé duper et amuser par le ministère de Versailles, qui cherchait à faire son traité avec les Espagnols. Je crois qu'ils penseront différemment aujourd'hui. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que vous leur devenez actuellement pour le moins aussi nécessaire qu'ils vous le sont, et cela, par cent mille raisons que V. M. connaît sans doute cent fois mieux que moi.
V. M. vit solitairement, je n'en doute pas; mais certainement, si elle ressemble à un chartreux, je puis bien dire que je suis un père de la Trappe. Il y a, au pied de la lettre, huit mois que je ne suis pas sorti une seule fois de mon appartement. Heureusement je suis fort bien logé, et j'étourdis mon chagrin à force de lire les gazettes anglaises, que je me fais traduire, et des livres grecs, que j'étudie pour pouvoir les entendre. J'ai l'honneur, etc.
314-a Probablement le 14, le 15 ou le 16.
314-b Voyez t. XII, p. 238 et 243.