245. AU MARQUIS D'ARGENS.
Bettlern, 20 mai 1762.
Je me félicite, mon cher marquis, de ce que Sans-Souci peut vous servir de demeure agréable pendant les beaux jours du printemps, et, s'il ne dépendait que de moi, tous les événements se seraient déjà arrangés de façon que je pourrais vous y joindre. Cependant il faut encore ajouter la campagne qui va s'ouvrir aux six précédentes : soit que le nombre de sept, qui passe pour mystique chez les péripatéticiens et les moines, doive être rempli, ou qu'il soit dit de toute éternité dans le livre des destinées que nous n'aurons la paix qu'après sept campagnes, il faut que nous en passions par là. Mon frère a bien débuté en Saxe;360-a mais je ne sais quels contes on fait sur notre chapitre. Nous cantonnons encore; il n'y a que quelques partis de hussards en campagne, et ni Daun, ni Beck, ni tous les autres Autrichiens ne sont attaquables jusqu'à présent. Notre campagne ne peut commencer, au plus tôt, qu'au 20 juin; jusqu'à ce temps, ne vous attendez pas de notre part à des coups d'éclat.
J'ai déjà pensé aux moines de Silésie; dès que j'ai appris qu'on les chassait de France, j'ai fait mon petit projet en conséquence, et j'attends à avoir nettoyé le pays d'Autrichiens pour pouvoir y faire ce qui me plaît. Vous comprenez donc, mon cher marquis, qu'il faut attendre que la poire soit mûre pour la cueillir. Quelle différence de revoir Sans-Souci à présent, après y avoir demeuré avant la guerre, de comparer l'état de prospérité où nous étions alors avec notre misère présente, la bonne société qui s'y rassemblait avec la solitude ou la mauvaise compagnie qui nous reste! Tout cela, mon cher marquis, m'afflige, et me rend triste et rêveur.
Je suis fort de votre sentiment au sujet de d'Alembert; il vaut<361> mieux ne point écrire que de dire des paradoxes et des pauvretés. Biaise Pascal, Newton et cet homme-ci, tous trois les plus grands géomètres de l'Europe, ont dit force sottises, l'un dans ses apophthegmes moraux, l'autre dans son Commentaire sur l'Apocalypse, et celui-ci sur la poésie et l'histoire. La géométrie pourrait donc bien ne pas rendre l'esprit aussi juste qu'on le lui attribue. Le préjugé favorable à la géométrie en avait fait un axiome; ce n'est pas même un problème après les trois grands géomètres que je viens de citer, et qui ont tous trois si pitoyablement raisonné. Tenons-nous-en, mon cher marquis, aux arts d'agrément. La perfection n'est point faite pour nous; on a quelque indulgence pour les écarts d'un poëte, on les met sur le compte de son imagination; mais on ne pardonne rien au géomètre, il doit être exact et vrai. Pour moi, qui sens qu'on ne saurait l'être toujours, je m'attache plus fortement que jamais aux agréments de la poésie et à toutes les parties des études qui peuvent orner et éclairer l'esprit; ce seront les hochets de ma vieillesse, avec lesquels je m'amuserai jusqu'à ce que ma lampe s'éteigne. Ces études, mon cher marquis, adoucissent l'esprit, et font que l'âpreté de la vengeance, la dureté des punitions, et enfin tout ce que le gouvernement souverain a de sévère, se tempère par un mélange de philosophie et d'indulgence, nécessaire quand on gouverne des hommes qui ne sont pas parfaits, et qu'on ne l'est pas soi-même.
Enfin, mon cher marquis, soit âge, soit réflexion, soit raison, je regarde tous les événements de la vie humaine avec beaucoup plus d'indifférence qu'autrefois. Quand il y a des choses qu'il faut faire pour le bien de l'État, j'y mets encore quelque vigueur; mais, entre nous soit dit, ce n'est plus ce feu impétueux de ma jeunesse, ni cet enthousiasme qui me possédait autrefois. Il est temps que la guerre finisse, car mes homélies baissent,361-a et bientôt mes auditeurs se mo<362>queront de moi. Adieu, mon cher marquis; je souhaite de vous donner d'agréables nouvelles. Vous aurez dans peu celle de la paix avec les Suédois; pour les autres, vous ne les aurez qu'à la fin de juin. Aimez-moi toujours, et souvenez-vous d'un philosophe militaire plus errant que Don Quichotte et tous les chevaliers de La Calprenède.362-a
360-a Voyez t. V, p. 193-197.
361-a Allusion aux homélies de l'archevêque de Grenade, dans l'Histoire de Gil Blas de Santillane, par Le Sage, livre VII, chap. 4.
362-a Gautier de Costes, seigneur de La Calprenède, mort en 1663, auteur de divers romans, tels que Cassandre, Cléopâtre, Pharamond.