266. AU MARQUIS D'ARGENS.
Péterswaldau, 6 septembre 1762.
Vous êtes sans contredit le plus galant des marquis de m'envoyer de si beaux livres, si bien dorés et reliés. Il n'y manque, mon cher, que<391> l'étoffe, qui est mince et qui ne vaut pas la couverture; mais enfin, je vous remercie de la bonté que vous avez de penser à moi. Je félicite le libraire de trouver à débiter son édition en Russie; ce ne sera probablement qu'en ce pays-là que je pourrai passer pour bon poëte français. Vous avez peut-être cru m'envoyer ma récompense pour mon siége de Schweidnitz; vous vous êtes trompé, mon cher; je suis aussi maladroit à prendre des places qu'à faire des vers. Un certain Gribeauval,391-a qui ne se mouche pas du pied, et dix mille Autrichiens nous ont arrêtés jusqu'à présent. Cependant je dois vous dire que le commandant et sa garnison sont à l'agonie; on leur donnera incessamment le viatique. Mous sommes à la palissade, et une mine qui jouera dans quatre jours ouvrira la contrescarpe et fera brèche à l'enveloppe, ce qui mettra fin à cette difficile opération. Ces gens savent qu'on les veut prisonniers de guerre, c'est pourquoi ils attendent jusqu'au dernier moment; je vous avoue qu'ils n'ont pas tort.
J'ai vu, à ma grande édification, que M. de Beausobre pense à perpétuer son illustre maison, selon le commandement de Dieu à nos premiers pères : « Soyez féconds et multipliez. »391-b J'attends patiemment la paix et la confidence qu'il me veut faire de sa passion et de ses projets, résigné à tout ce que le hasard ordonnera de lui et de nous, tant que nous sommes. Cette paix, mon cher marquis, me paraît devoir arriver assurément. Comment? C'est une énigme plus obscure que celle que le sphinx proposa aux Thébains. La politique présente de l'Europe est un labyrinthe où l'on s'égare; j'y fais quelques pas, puis je me décourage, et je me recommande au saint Hasard, patron des fous et des étourdis. S'il est sûr que les Anglais aient pris la Havane, ils feront leur paix séparée avec l'Espagne et la France. Voilà où cela aboutira, et, pour nous, nous guerroierons avec cette reine obstinée jusqu'à ce que sa bourse se trouve à sec, et alors elle<392> sera la princesse la plus pacifique de l'Europe. Voilà, mon cher marquis, comme ces grands princes sont faits, dévorés d'ambition, en faisant les hypocrites et les pacifiques. Cependant la Reine s'est découverte durant le cours de cette guerre, et je ne crois pas qu'on l'en croie sur sa parole, si elle s'avise de vouloir jeter de la poudre aux yeux du public.
Je trouve le petit Beausobre plus sensé; il veut repeupler le monde, que cette guerre a presque détruit, et je trouve très-sage à tout homme de lettres de penser à la multiplication, car il vaut mieux faire un enfant qu'un mauvais livre. Pour moi, je ne ferai ni l'un ni l'autre. Je prépare les postillons que je me flatte de vous dépêcher bientôt pour vous annoncer l'heureux événement, qui me paraît presque sûr dès aujourd'hui. Ensuite de nouveaux embarras se présenteront; mais n'y pensons pas à présent, et levons les difficultés à mesure qu'elles se montrent, sans trop nous inquiéter de l'avenir. Cela est philosophique, mon cher marquis. Vous voyez les progrès que je fais; mais assurément tout autre que moi, qui se serait trouvé, ces sept campagnes, le jouet du hasard et l'opprobre des puissances prépondérantes, serait devenu un Marc-Aurèle. C'est le philosophe par force; mais enfin il est toujours bon de l'être, de quelque manière qu'on le devienne. Adieu, mon cher, mon divin marquis. Soyez tranquille, et attendez paisiblement ce qu'ordonnera de nous ce je ne sais quoi qui se moque des projets des hommes et arrange tout d'une façon inattendue. Mes compliments à la bonne Babet.
391-a Voyez t. V, p. 2-9.
391-b « Croissez et multipliez. » Genèse, chap. I, v. 28.