273. AU MÊME.403-a
Péterswaldau, 22 octobre 1762.
Dans la fleur de mes ans je m'occupais d'Ovide,
Ou je suivais Renaud dans le palais d'Armide,
Et lorsqu'un poil naissant ombragea mon menton.
Je pris goût pour Sophocle, Horace et Cicéron :
<404>Plus mûr, j'étudiai César dans son allure,
Leibniz et Gassendi, mais surtout Épicure.404-a
A présent, cher marquis, que l'âge injurieux,
Énervant ma vigueur, grisonne mes cheveux,
Et m'avertit qu'en peu je joindrai mes ancêtres,
J'ai choisi pour hochets ces scélérats de prêtres;
La folle ambition de ces faquins mitres,
La luxure et l'orgueil de ces fronts tonsurés,
Amuse, en m'irritant, ma pesante vieillesse.
Je m'emporte en voyant la honteuse faiblesse
De lâches souverains, sous la tiare rampants,
Par bassesse embrasser les pieds de leurs tyrans;
Je me gausse des saints, et ris de leurs reliques,
Je plains l'aveuglement des querelles mystiques,
Bavardage idiot, futile jeu de mots
D'imposteurs révérés, pour abuser les sots.
Le cerveau tout rempli de leur saint brigandage,
Je reçois, cher marquis, votre élégant ouvrage.
Un plus sage que moi n'aurait pu différer
De se jeter dessus et de le dévorer;
Mais mon esprit, tout plein de bulles, de vigiles,
De docteurs, de martyrs, d'interdits, de conciles,
De ce fatras inepte, indigne et mensonger,
Doit, marquis, pour vous lire, avant tout se purger.
Attendez, s'il vous plaît, que ces folles chimères,
Sortant de mon cerveau, dégagent ses viscères,
Et que mon esprit, pur et net de ces erreurs,
Se prépare à se joindre à vos admirateurs.
Avant que l'Orion annonce la froidure,
Suspende les torrents et glace la nature,
En lecteur diligent, au métier aguerri,
J'aurai, n'en doutez point, expédié Fleury.
Alors, en renonçant à la théologie,
Je me vouerai, marquis, à la philosophie,
Et retrouvant en vous la belle antiquité,
J'irai dans votre sein puiser la vérité.
Nous examinerons la nature des choses,
<405>Remontant par degrés à leurs premières causes;
Nous verrons avec Lock combien sur notre corps
La mécanique influe et règle les ressorts,
Et comment notre esprit, si fier dans sa carrière,
N'est qu'un effet brillant des lois de la matière.
Mais, hélas! cher marquis, pour remplir ces projets,
Il faut voir refleurir l'olive de la paix;
Les Muses, on le sait, redoutent les alarmes,
Leur chaste troupe fuit le tumulte des armes.
Si leur temple s'entr'ouvre au désir des héros,
C'est dans des jours sereins, à l'ombre du repos;
Mais dans des champs sanglants, parmi la barbarie,
Mars même irait en vain courtiser Uranie.
Nos yeux ne sont frappés que d'objets inhumains,
Détestables effets des troubles des Germains,
Fruits de l'ambition et des haines des princes,
Qui, pensant conquérir, désolent les provinces.
L'Europe tout en feu va se bouleverser;
Parmi ces chocs affreux comment peut-on penser?
De tant d'événements le cours prompt et rapide
M'entraîne vers Bellone, en m'éloignant d'Euclide;
Dans l'agitation de ce flux et reflux,
Il faut rendre le calme à mes sens éperdus.
Vous direz, rappelant un exemple à votre aide,
Qu'on vit à Syracuse un certain Archimède,
Tandis que Métellus405-a et la fleur des Romains
Sur ces murs écroulés se frayaient des chemins,
Qui, demeurant tranquille et maître de lui-même,
Au fond de son jardin résolvait un problème.
J'estimerais bien plus ce sage indifférent,
Si, chargé de la ville et du commandement,
Accablé de travaux, rempli d'inquiétudes,
Il eût, malgré ces soins, pu suivre ses études.
Moi, dont l'esprit pesant et peu développé
Par un objet unique est longtemps occupé,
Il faut, pour qu'en détail ma raison le digère,
Ne la point surcharger de plus d'une matière.
<406>Je n'ai point, en naissant, eu des bienfaits du ciel
Un génie étendu, sublime, universel;
C'est pourquoi prudemment je me borne et resserre
Dans les confins marqués de mon étroite sphère.
Vous, formé, né, mûri sous le ciel provençal,
Loin des sombres frimas d'un climat glacial,
Doué d'un esprit vaste, ingénieux, facile,
Vous nous supposez tous pétris de même argile,
Et croyez comme vous que nous nous élevons
D'un vol audacieux aux hautes régions.
Non, marquis, les esprits n'ont pas la même trempe;
Si l'un peut s'élever, le plus grand nombre rampe;
Pour un Jules César quel nombre de Varus!
Et contre un seul Virgile il est cent Mévius.
Des dons les plus exquis la nature est avare,
Le médiocre abonde et l'excellent est rare.
Conservez les beaux dons qui vous sont départis.
Grand nombre de mortels, sous les sens abrutis,
Végètent beaucoup plus qu'ils ne pensent et vivent,
Et sans réflexions leurs jours vides se suivent;
L'image qu'imprima sur eux le Créateur
Du temps qui ronge tout sent le bras destructeur.
Supportez leurs défauts, en plaignant leurs misères,
Encor qu'abâtardis, songez qu'ils sont vos frères;
N'exigez jamais d'eux des progrès violents
Qui passent à la fois leur force et leurs talents;
Ne les mesurez point selon votre opulence,
Rapprochez-les plutôt de vous par indulgence.
Ainsi, si vous daignez m'accorder quelque temps,
Malgré tous les travaux aussi durs qu'importants
Qui demandent mes soins et ceux de mon armée,
Je vous promets dans peu d'avoir lu le Timée.
Ces vers se ressentent, mon cher marquis, du temps où ils sont produits. J'ai des soucis politiques, des inquiétudes militaires, des tracasseries de finances, enfin une multitude d'occupations désagréables qui m'obsèdent. Mes vers vaudraient peut-être un peu mieux, s'ils <407>avaient été enfantés dans un temps plus tranquille; ils seront toujours bons pour l'usage que vous en ferez. Quiconque n'écrit pas comme Racine devrait renoncer à la poésie. Mais on dit que les poëtes sont fous; voilà mon excuse. Vous m'avouerez que cette folie n'est pas dangereuse pour le public, surtout lorsque le poëte ne violente pas le monde pour lire ses ouvrages, qu'il ne fait des vers que pour s'amuser, et qu'il est le premier à rendre justice à son faible talent. J'aimerais mieux, je vous l'avoue, faire à présent un beau et bon traité de paix qu'un poëme épique, et, au défaut de cela, battre bien serré les Autrichiens plutôt que de composer une ode comme Rousseau. Vous en seriez content aussi, je le crois bien. Cependant il faut avoir patience, laisser agir les causes secondes, puisque nous ne pouvons remonter aux premières, et plier sous le joug des événements, qui ne dépendent en vérité aucunement de notre prudence. Adieu, mon cher marquis; laissez-moi mes inquiétudes, conservez pour vous une tranquillité inaltérable, et soyez sûr de mon amitié.
403-a Cette lettre se trouve aussi au t. XII, p. 238-262.
404-a Voyez t. XVIII, p. 147.
405-a Marcellus. Voyez t. XII, p. 260.