286. AU MARQUIS D'ARGENS.

Dahlen, 1er mars 1763.

Enfin, voilà la paix faite tout de bon, mon cher marquis; vous aurez cette fois à bonnes enseignes des postillons et tout l'attirail qui les accompagne. Voilà, Dieu soit loué! l'époque de la fin de mes travaux militaires arrivée. Vous me demandez ce que je fais ici. J'entends haranguer Cicéron tous les jours, j'ai depuis longtemps achevé les Verrines, j'en suis à son discours pro Murena; outre cela, j'ai achevé le Batteux. Ainsi vous voyez que je ne fais pas le paresseux. Pour vous, mon cher, ne vous impatientez pas; la rivière est déjà navigable, et vous aurez tout le temps de transporter vos meubles à Potsdam avant mon arrivée. Je resterai ici ou à Torgau jusqu'au 13. Mon voyage de Silésie m'occupera quinze ou dix-sept jours, de manière que je ne puis être à Berlin que le 31 de ce mois ou le 2 d'avril,427-a car je ne veux pas arriver chez vous le 1er du mois prochain; les facétieux se moqueraient de moi, et me diraient poisson d'avril. Si la paix fait plaisir aux Berlinois, il n'en est pas de même ici des Saxons. A peine quittons-nous les villes, à peine les contrées sont-elles évacuées, qu'aussitôt l'exécution saxonne y arrive. Payez, payez, il faut de l'argent au roi de Pologne. Le peuple sent l'inhumanité de ces<428> procédés; il est dans la misère, et, au lieu de le soulager, on précipite sa ruine. Voilà, mon cher, un tableau de la Saxe peint au naturel. Pour moi, je regarde toutes ces exécutions en spectateur indifférent, mais, en qualité de cosmopolite, je ne saurais les approuver.

Je travaille ici tout doucement à l'arrangement de l'intérieur des provinces; le gros détail de l'armée est achevé. Les Français ont signé leur paix cinq jours avant nous. Avouez que nous les avons suivis de près, et qu'on ne pouvait guère conclure un aussi grand ouvrage plus galamment que nous ne l'avons fait. Sa Majesté Polonaise n'est pas encore guérie; sa santé est chancelante. Son retour est envisagé par les Saxons comme une calamité publique, comme un fléau plus cruel que celui de la guerre et de la famine. Mais que vous importe, et à moi, cette Saxe, son roi, son ministre et tout ce tripot? J'aspire à me tranquilliser l'esprit et à me débarrasser un peu des affaires, pour me donner du bon temps et réfléchir dans le silence des passions sur moi-même, pour me trouver renfermé dans l'intérieur de mon âme et m'éloigner de toute représentation, qui, à vous dire vrai, me devient de jour en jour plus insupportable. A propos, d'Alembert a refusé toutes les offres de la Russie. J'applaudis fort à cette marque évidente de son désintéressement, et je crois qu'il a pris un parti sage de ne point s'exposer à la fortune vagabonde. Mais basta; cette corde est trop délicate pour la toucher.

Bonsoir, mon cher marquis : il est tard, j'ai demain encore bon nombre d'affaires à expédier, et j'espère recevoir durant mon séjour de Saxe quelques lettres de votre part. Adieu, mon cher marquis : vivez content, soignez votre santé, et ne m'oubliez pas.


427-a Le Roi arriva le 30 mars, entre huit et neuf heures du soir. Voyez Geschichte eines patriotischen Kaufmann's (Gotzkowsky), 1768, p. 182 et 183.