305. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, dimanche matin, fait en toussant beaucoup (1766).



Sire,

Pour répondre aux questions que Votre Majesté m'a fait la grâce de me proposer, j'aurai l'honneur de lui dire, avec l'impartialité d'un juif qui ne décide point entre Genève et Rome, et qui regarde d'un même œil le socinien et le catholique : 1o que la divinité du Fils de<460> Dieu n'a point été crue dans les trois premiers siècles; on a seulement regardé Jésus comme une créature infiniment plus parfaite que les autres, mais cependant bien inférieure à Dieu le Père, qui n'était, pour ainsi dire, celui de Jésus que par adoption. C'est ce que nous voyons clairement par le témoignage des plus grands Pères de l'Église, qui ont vécu avant le concile de Nicée. Origène, qui naquit vers l'an 185, et qui fleurit au troisième siècle, dit, dans son ouvrage contre Celse, que de son temps il y avait quelques gens de la multitude qui croyaient que le Fils était égal au Père, et Dieu comme lui, mais que ces gens étaient des ignorants. Aujourd'hui, les docteurs catholiques tâchent de justifier Origène, et donnent la torture à certains endroits de ses ouvrages; mais cette conduite est pitoyable, et ne peut servir qu'à tromper quelques gens qui ne connaissent pas les écrits de ce Père. Saint Jérôme était de meilleure foi que les théologiens modernes, car il accuse nettement Origène d'avoir avancé que le Fils, en comparaison du Père, était une petite lueur; qu'il n'était pas la vérité, mais l'image de la vérité; qu'il était visible, et le Père invisible. Le fameux M. Huet, évêque d'Avranches, est convenu dans ces derniers temps qu'Origène avait dit clairement que le Fils, en comparaison du Père, n'était point la bonté même, mais seulement l'image de la bonté. Cette doctrine était celle des Pères qui avaient précédé Origène. Aucun d'eux n'avait fait Jésus égal à son Père. Saint Justin, qui vivait vers l'an 150, dit, dans son Dialogue, pages 356 et 357,460-a que le Père est invisible et le Fils visible, et que la grandeur du Fils n'approche point de celle du Père. Je pourrais, si je voulais, placer ici les autorités de dix autres Pères de l'Église; mais je renvoie ceux qui seront curieux de les voir à l'ouvrage du père Petau.460-b Ils verront, dans le<461> huitième chapitre du premier livre de cet auteur, trois faits établis : le premier est que la doctrine condamnée par le concile de Nicée dans la personne d'Arius ne lui était pas particulière, mais qu'elle avait été commune à beaucoup d'écrivains qui l'avaient précédé; le second est que le dogme de la divinité du Fils de Dieu n'était pas bien établi ni expliqué avant le concile de Nicée; enfin, le troisième est que ce n'a été que par exagération qu'Alexandre, évêque d'Alexandrie, s'est plaint, dans sa lettre rapportée par Théodoret, qu'Arius avait inventé un dogme nouveau et que personne n'avait enseigné avant lui. Que peut-on demander de plus que cette confession d'un théologien catholique et, qui plus est, jésuite? Je conviens que le père Petau fut dans la suite très-fâché de l'avoir faite. Il avait d'abord eu pour but de représenter naïvement la doctrine des premiers siècles, et il n'avait point déguisé les opinions des Pères; mais il sentit bientôt que c'était apprendre au public une chose qu'il devait ignorer. On cria contre lui, non seulement en France, mais même en Angleterre, où plusieurs théologiens protestants le maltraitèrent dans leurs écrits. Il fit donc une préface dans le but de détruire ce qu'il avait établi auparavant; il changea du blanc au noir; il sacrifia la réputation de bon critique à celle de théologien orthodoxe; il fit amende honorable aux Pères, et dit mille puérilités pour prouver leur orthodoxie sur la Trinité.

2o Ce fut au concile de Nicée que le Saint-Esprit fut déclaré troisième personne de la Trinité.

3o Il n'y a aucun concile général qui ait établi l'infaillibilité du pape; au contraire, des conciles généraux ont quelquefois déposé des papes. La doctrine de l'infaillibilité du pape est seulement soutenue publiquement par tous les théologiens ultramontains, et sourdement en France par les jésuites.

4o Le dogme insensé de la transsubstantiation a commencé à s'établir dans les écoles de théologie au onzième siècle, et a été confirmé<462> par le concile de Trente, à l'occasion de ce qu'il avait été rejeté par Luther et Calvin comme une nouveauté ridicule.

5o Le dogme du purgatoire est plus ancien que celui de la transsubstantiation. On en trouve quelques légères traces dans les écrivains du sixième et septième siècle; il fut entièrement établi dans le huitième, les moines ayant trouvé dans ce dogme des richesses immenses.

6o Le mariage des prêtres n'a été aboli qu'au troisième siècle; avant ce temps, il y avait eu quelques conciles qui avaient voulu le défendre, entre autres, ceux d'Elvire, de Tolède, de Valence et d'Arles. Mais les canons de ces conciles n'avaient jamais été mis que très-faiblement en exécution, et l'on trouve dans les auteurs catholiques, car le témoignage des protestants serait suspect à ce sujet, l'on trouve, dis-je, un million de preuves du mariage des prêtres et des évêques jusqu'au treizième siècle. Giraldus Cambrensis, qui a vécu dans le douzième et treizième siècle, dit, dans le traité De Illaudabilibus Walliae, inséré dans l'Anglia sacra,462-a page 450, que les évêques étaient mariés dans le pays de Galles. Saint Bernard, qui vivait dans le douzième siècle, et dont je ne crois pas que les catholiques refusent le témoignage, dit, en parlant de Malachie, son contemporain, son ami, dont il a écrit la vie, que les huit prélats qui avaient gouverné l'église de Celsus, évêque auquel Malachie avait succédé, avaient tous été mariés. On trouve dans l'Histoire de Normandie, par le sieur de Masseville, auteur catholique qui vivait encore il y a trente ans, que Robert, fils de Richard, duc de Normandie, étant archevêque de Rouen, épousa une personne de qualité de laquelle il eut des enfants, qu'il laissa riches du bien d'Église. On lit, dans les premiers volumes des Journaux des savants, que, un évêque de Normandie ayant voulu, vers la fin du onzième siècle, faire abolir dans un concile les mariages des prêtres, fort fréquents dans ce temps-là, ils<463> prirent des pierres pour le lapider. Dans l'Église grecque, les prêtres se sont toujours mariés et se marient encore.

7o Quant à l'article de la Vierge, ce n'est point un concile, mais plusieurs théologiens qui auraient voulu la mettre pour la quatrième personne de la Trinité; c'est ce qu'on peut voir fort au long dans Bayle, en cherchant dans la table des matières le mot Vierge. Je n'ai point actuellement la bonne édition du Dictionnaire de cet auteur, où ce fait est rapporté, et je ne puis placer ici les propres termes de ces théologiens.463-a

Voilà, Sire, les éclaircissements que V. M. m'a fait l'honneur de me demander. J'ai un peu insisté sur le premier, parce que je pense que, lorsqu'on veut avancer un système qui détruit toutes les idées reçues, et qui ne va pas à moins qu'à prouver que la Divinité qu'on adore n'a point été regardée comme telle par ceux qui ont transmis la religion jusqu'à nous, et que nous considérons comme en étant les pères, il faut des preuves claires; une simple assertion n'est point du tout suffisante pour un fait de cette importance. Puisse le ciel donner à V. M. la longueur des jours de Mathusalem, la force de David et les richesses de Salomon, car, pour la sagesse, vous en avez une meilleure dose que la sienne, et jamais les concubines ne vous feront offrir de l'encens à saint Ignace et à saint Christophe, comme elles en firent offrir à Baal et aux idoles par ce roi si vanté en Israël. Je suis avec un profond respect, etc.


460-a Voyez S. Justini philosophi et martyris opéra, Paris, 1615, in-fol., p. 356 et 357, Dialogue avec le juif Tryphon.

460-b Dionysii Petavii Aurelianensis, e societaie Jesu, opus de theologicis dogmatibus, nouvelle édition, Anvers, 1700, in-fol., tome II, p. 37-39, où il est question de la sainte Trinité.

462-a Publiée par H. Wharton, Londres, 1661, in-fol., t. II. Nous avons corrigé le texte, en mettant, au lieu de laudibus, illaudabilibus, qui se trouve dans le traité cité.

463-a Ce n'est pas à des théologiens, mais au chevalier Borri, chimiste milanais du dix-septième siècle, que Bayle attribue l'idée d'avoir voulu faire de la Vierge une quatrième personne de la Divinité. Voyez le Dictionnaire de Bayle, Rotterdam, 1697, in-fol., t. I, p. 633, article Borri. Voyez aussi t. VII, p. 161 de notre édition.