25. DE M. DARGET.
Vincennes, 10 juin 1754.
Sire,
Je n'aurais jamais pensé, je l'avoue, que Votre Majesté eût encore été incommodée de la querelle de MM. de Maupertuis et de Voltaire; ce malheureux procès n'a que trop duré. Mais mon hypocondrie a été véritablement égayée par ce que V. M. veut bien me dire si agréablement, que ces messieurs la prennent pour un égout dans lequel ils font écouler leurs immondices. Je vois par cette expression que V. M. ne s'affecte et ne s'est jamais affectée de ces démêlés que comme il convenait à la supériorité de son génie et de son rang; et c'est une vérité dont la démonstration est si peu indifférente ici à sa gloire personnelle, que j'ai osé me permettre l'indiscrétion de faire part de ce qu'elle a eu la bonté de m'écrire à ce sujet à quelques personnes occupées de tout ce qui touche V. M. Ce qu'elle ajoute ensuite vient aussi à la preuve de ce que je dis avec tant de plaisir de son caractère. Le voici, Sire; vous aimerez à relire ce que vous exprimez si bien : « L'esprit est un fard qui cache souvent la difformité des traits; le bon sens, moins brillant, par sa justesse même, porte à la vertu, et sans vertu point de société. » Ces traits, Sire, peignent votre cœur, et la société gagne à connaître des cœurs tels que le vôtre. Aussi ces expressions ont-elles attendri ceux à qui je les ai montrées, et qui étaient capables d'aimer l'homme dans le grand roi. Il m'est revenu qu'elles avaient été jusqu'à M. de Maupertuis, et qu'il en était très-<54>inquiété; mais c'est sans doute un ridicule qu'on lui prête, et il doit être charmé, par l'attachement que je lui connais pour V. M., qu'elle paraisse dans le public ne s'occuper de sa querelle que comme il devrait peut-être s'en occuper lui-même, c'est-à-dire, s'en amuser; il donnerait, à sa manière, la paix à son ennemi.
J'ai pensé qu'il était dans la respectueuse confiance que j'ai vouée à V. M. de lui rendre compte de ma conduite, qui pourrait être interprétée auprès d'elle d'une manière à altérer ses bontés pour moi, ce dont je ne me consolerais jamais. Mes vues sont droites et toujours dirigées par mon attachement pour vous, Sire. Ce motif doit aussi, j'ose le dire, engager V. M. à pardonner des fautes qu'un zèle trop vif pourrait me faire commettre. Mais ce qui sert à faire connaître ses qualités pour la société peut-il être un crime?
V. M. se souvient donc encore du plaisant panneau dans lequel elle me fit tomber un jour sur le chapitre des Allemands. Je suis si éloigné de disputer la sûreté de leur commerce, que je publie hautement et journellement que je n'ai jamais eu le plus petit chagrin par eux auprès de V. M., et qu'il ne m'en a été causé que par les Français de la nation des beaux esprits, qui n'ont pu me pardonner de me conduire moins follement qu'eux. C'est exactement la seule espèce de peine que j'aie eue au service de V. M. Tous les agréments du pays que j'habite ne me dérobent point au souvenir des bontés de V. M. et aux sentiments du plus tendre et du plus respectueux attachement qu'exige de ma part la manière dont elle daigne me les continuer. Ce n'est que la droiture de mon cœur qui peut me les mériter, et j'ose vous jurer, Sire, que ce cœur-là vous sera toujours acquis et dévoué; daignez en permettre toujours et les aveux, et les hommages. Je suis, etc.