94. A VOLTAIRE.
Insterbourg, 27 juillet 1739.
Mon cher ami, nous voici enfin arrivés, après trois semaines de marche, dans un pays que je regarde comme le non-plus-ultra du monde civilisé. C'est une province peu connue de l'Europe, mais qui mériterait cependant de l'être davantage, parce qu'elle peut être regardée comme une création du Roi mon père.
La Lithuanie prussienne est un duché qui a trente grandes lieues d'Allemagne de long, sur vingt de large, quoiqu'il aille en se rétrécissant du côté de la Samogitie. Cette province fut ravagée par la peste au commencement de ce siècle, et plus de trois cent mille habitants périrent de maladie et de misère. La cour, peu instruite des malheurs du peuple, négligea de secourir une riche et fertile province, remplie d'habitants, et féconde en toute espèce de productions. La maladie emporta les peuples; les champs restèrent incultes, et se hérissèrent de broussailles. Les bestiaux ne furent point exempts de la calamité publique. En un mot, la plus florissante de nos provinces fut changée dans la plus affreuse des solitudes.
Frédéric Ier mourut sur ces entrefaites, et fut enseveli avec sa fausse grandeur, qu'il ne faisait consister qu'en une vaine pompe et dans l'étalage fastueux de cérémonies frivoles.
Mon père, qui lui succéda, fut touché de la misère publique. Il vint ici sur les lieux, et vit lui-même cette vaste contrée dévastée, avec toutes les affreuses traces qu'une maladie contagieuse, la disette, et l'avarice sordide des ministres, laissent après eux. Douze ou quinze villes dépeuplées, et quatre ou cinq cents villages inhabités et incultes, furent le triste spectacle qui s'offrit à ses yeux. Bien loin de se rebuter par des objets aussi fâcheux, il se sentit pénétré de la plus vive compassion, et résolut de rétablir les hommes, l'abondance