<359>Me voici de retour. Vous me parlez de grands hommes et d'engagements; on vous prendrait pour un enrôleur. Vous sacrifiez donc aussi aux dieux de notre pays? Si l'on est à Paris dans le goût des plaisirs, et qu'on se trompe quelquefois sur le choix, on est ici dans le goût des grands hommes; on mesure le mérite à la toise, et l'on dirait que quiconque a le malheur d'être né d'un demi-pied de roi moins haut qu'un géant ne saurait avoir du bon sens, et cela fondé sur la règle des proportions. Pour moi, je ne sais ce qui en est; mais, selon ce qu'on dit, Alexandre n'était pas grand, César non plus; le prince de Condé, Turenne, mylord Marlborough, et le prince Eugène que j'ai vu,a tous héros à juste titre, brillaient moins par l'extérieur que par cette force d'esprit qui trouve des ressources en soi-même dans les dangers, et par un jugement exquis qui leur faisait toujours prendre avec promptitude le parti le plus avantageux.
J'aime cependant cette aimable manie des Français; j'avoue que j'ai du plaisir à penser que quatre cent mille habitants d'une grande ville ne pensent qu'aux charmes de la vie, sans en connaître presque les désagréments; c'est une marque que ces quatre cent mille hommes sont heureux.
Il me semble que tout chef de société devrait penser sérieusement à rendre son peuple content, s'il ne le peut rendre riche; car le contentement peut fort bien subsister sans être soutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui se trouve dans un spectacle, à une fête, dans un endroit où une nombreuse assemblée de monde lui inspire une certaine satisfaction, un homme, dans ces moments-là, dis-je, est heureux, et il s'en retourne chez lui l'imagination remplie d'agréables objets qu'il laisse régner dans son âme. Pourquoi donc ne point s'étudier davantage à procurer au public de ces moments agréables qui répandent des douceurs sur toutes les amertumes
a Frédéric fit sous ce grand capitaine la campagne du Rhin, en 1734. Voyez t. I, p. 191 à 193; t. XVI, p. 141-143; et t. XI, p. 77 et 98.