<76>avoir part aux bontés d'un cœur comme le vôtre! M. de Keyserlingk ne désire rien sans doute. Tout ce qui m'étonne, c'est qu'il voyage.

Cirey est aussi, monseigneur, un petit temple dédié à l'amitié. Madame du Châtelet, qui, je vous assure, a toutes les vertus d'un grand homme, avec les grâces de son sexe, n'est pas indigne de sa visite, et elle le recevra comme l'ami du prince Frédéric.

Que V. A. R. soit bien persuadée, monseigneur, qu'il n'y aura jamais à Cirey d'autre portrait que le vôtre. Il y a ici une petite statue de l'Amour, au bas de laquelle nous avons mis : Noto Deo; nous mettrons au bas de votre portrait : Soli Principi.

Je me sais bien mauvais gré de ne dire jamais, dans mes lettres à V. A. R., aucune nouvelle de la littérature française, à laquelle vous daignez vous intéresser; mais je vis dans une retraite profonde, auprès de la dame la plus estimable du siècle présent, et avec les livres du siècle passé; il n'est guère parvenu dans ma retraite de nouveautés qui méritent d'aller au mont Rémus.

Nos belles-lettres commencent à bien dégénérer, soit qu'elles manquent d'encouragement, soit que les Français, après avoir trouvé le bien dans le siècle de Louis XIV, aient aujourd'hui le malheur de chercher le mieux, soit qu'en tout pays la nature se repose après de grands efforts, comme les terres après une moisson abondante.

La partie de la philosophie la plus utile aux hommes, celle qui regarde l'âme, ne vaudra jamais rien parmi nous, tant qu'on ne pourra pas penser librement. Un certain nombre de gens superstitieux fait grand tort ici à toute vérité. Si Cicéron vivait, et qu'il écrivît De natura deorum, ou ses Tusculanes; si Virgile disait :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari!a

Cicéron et Virgile courraient grand risque; il n'y a que les jésuites


a Géorgiques, livre II, v. 490-492.