15. A VOLTAIRE.

(Remusberg) février (6 mars) 1787.

Monsieur, j'ai été très-agréablement surpris par les vers que vous avez bien voulu m'adresser; ils sont dignes de l'auteur. Le sujet le plus stérile devient fécond entre vos mains. Vous parlez de moi, et je ne me reconnais plus; tout ce que vous touchez se convertit en or.48-b

Mon nom sera connu par tes fameux écrits.
Des temps injurieux affrontant les mépris,
Je renaîtrai sans cesse, autant que tes ouvrages,
<49>Triomphant de l'envie, iront d'âges en âges
De la postérité recueillir les suffrages,
Et feront en tout temps le charme des esprits.
De tes vers immortels un pied, un hémistiche,
Où tu places mon nom comme un saint dans sa niche,
Me fait participer à l'immortalité
Que le nom de Voltaire avait seul mérité.

Qui saurait qu'Alexandre le Grand exista jadis, si Quinte-Curce et quelques fameux historiens n'eussent pris soin de nous transmettre l'histoire de sa vie? Le vaillant Achille et le sage Nestor n'auraient pas échappé à l'oubli des temps, sans Homère qui les célébra. Je ne suis, je vous assure, ni une espèce ni un candidat de grand homme; je ne suis qu'un simple individu qui n'est connu que d'une petite partie du continent, et dont le nom, selon toutes les apparences, ne servira jamais qu'à décorer quelque arbre de généalogie, pour tomber ensuite dans l'obscurité et dans l'oubli. Je suis surpris de mon imprudence lorsque je fais réflexion que je vous adresse des vers. Je désapprouve ma témérité dans le temps que je tombe dans la même faute. Despréaux dit49-a que

Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l'instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement, de sa bizarre voix,
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois.

Je vous prie, monsieur, de vouloir bien être mon maître en poésie, comme vous le pouvez être en tout. Vous ne trouverez jamais de disciple plus docile et plus souple que je le serai. Bien loin de m'offenser de vos corrections, je les prendrai comme les marques les plus certaines de l'amitié que vous avez pour moi.

Un entier loisir m'a donné le temps de m'occuper à la science qui me plaît. Je tâche de profiter de cette oisiveté et de la rendre utile<50> en m'appliquant à l'étude de la philosophie, de l'histoire, et en m'amusant avec la poésie et la musique. Je vis à présent comme un homme, et je trouve cette vie infiniment préférable à la majestueuse gravité et à la tyrannique contrainte des cours. Je n'aime pas un genre de vie mesuré à la toise. Il n'y a que la liberté qui ait des appas pour moi.

Des personnes peut-être prévenues vous ont fait un portrait trop avantageux de moi. Leur amitié m'a tenu lieu de mérite. Souvenez-vous, monsieur, je vous prie, de la description que vous faites de la Renommée,

Dont la bouche, indiscrète en sa légèreté,
Prodigue le mensonge avec la vérité.50-a

Quand des personnes d'un certain rang remplissent la moitié d'une carrière, on leur adjuge le prix que les autres ne reçoivent qu'après l'avoir achevée. D'où peut venir une si étrange différence? Ou bien nous sommes moins capables que d'autres de faire bien ce que nous faisons, ou de vils adulateurs relèvent et font valoir nos moindres actions.

Le feu roi de Pologne, Auguste, calculait de grands nombres avec assez de facilité; tout le monde s'empressait à vanter sa haute science dans les mathématiques; il ignorait jusqu'aux éléments de l'algèbre.

Dispensez-moi, je vous prie, de vous citer plusieurs autres exemples que je pourrais vous alléguer.

Il n'y a eu, de nos jours, de grand prince véritablement instruit que le czar Pierre Ier. Il était non seulement législateur de son pays, mais il possédait parfaitement l'art de la marine. Il était architecte, anatomiste, chirurgien (quelquefois dangereux), soldat expert, économe consommé; enfin, pour en faire le modèle de tous les princes, il aurait fallu qu'il eût eu une éducation moins barbare et moins féroce que celle qu'il avait reçue dans un pays où l'autorité absolue n'était connue que par la cruauté.

<51>On m'a assuré que vous étiez amateur de la peinture; c'est ce qui m'a déterminé à vous envoyer la tête de Socrate, qui est assez bien travaillée. Je vous prie de vous contenter de mon intention.

J'attends avec une véritable impatience cette Philosophie et ce poëme qui mènent tout droit à la ciguë. Je vous assure que je garderai un secret inviolable sur ce sujet. Jamais personne ne saura que vous m'avez envoyé ces deux pièces, et bien moins seront-elles vues. Je m'en fais une affaire d'honneur. Je ne peux vous en dire davantage, sentant toute l'indignité qu'il y aurait de trahir, soit par imprudence, soit par indiscrétion, un ami que j'estime, et qui m'oblige.

Les ministres étrangers, je le sais, sont des espions privilégiés des cours. Ma confiance n'est pas aveugle, ni destituée de prévoyance sur ce sujet. D'où pouvez-vous avoir l'épigramme que j'ai faite sur M. La Croze? Je ne l'ai donnée qu'à lui. Ce bon gros savant occasionna ce badinage : c'était une saillie d'imagination, dont la pointe consiste dans une équivoque assez triviale, et qui était passable dans la circonstance où je l'ai faite, mais qui d'ailleurs est assez insipide. La pièce du père Tournemine se trouve dans la Bibliothèque française.51-a M. La Croze l'a lue. Il hait les jésuites comme les chrétiens haïssent le diable, et n'estime d'autres religieux que ceux de la congrégation de Saint-Maur, dans l'ordre desquels il a été.

Vous voilà donc parti de la Hollande. Je sentirai le poids de ce double éloignement. Vos lettres seront plus rares, et mille empêchements fâcheux concourront à rendre notre correspondance moins fréquente. Je me servirai de l'adresse que vous me donnez du sieur Du Breuil. Je lui recommanderai fort d'accélérer autant qu'il pourra l'envoi de mes lettres et le retour des vôtres.

Puissiez-vous jouir à Cirey de tous les agréments de la vie! Votre bonheur n'égalera jamais les vœux que je fais pour vous, ni ce que<52> vous méritez. Marquez, je vous prie, à madame la marquise du Châtelet qu'il n'y a qu'elle seule à qui je puisse me résoudre de céder M. de Voltaire, comme il n'y a qu'elle seule aussi qui soit digne de vous posséder.

Quand même Cirey serait à l'autre bout du monde, je ne renonce pas à la satisfaction de m'y rendre un jour. On a vu des rois voyager pour de moindres sujets, et je vous assure que ma curiosité égale l'estime que j'ai pour vous. Est-il étonnant que je désire voir l'homme le plus digne de l'immortalité, et qui la tient de lui-même?

Je viens de recevoir des lettres de Berlin, d'où l'on m'écrit que le résident de l'Empereur avait reçu la Pucelle imprimée. Ne m'accusez pas d'indiscrétion. Je suis avec toute l'estime imaginable, monsieur, etc.


48-b Voyez t. XVI, p. 278.

49-a Satire VIII, v. 247-250.

50-a La Henriade, chant Ier, v. 367 et 368.

51-a Ce n'est pas dans la Bibliothèque française, mais dans les Mémoires de Trévoux (octobre 1735, p. 1913), que se trouve la Lettre du R. P. de Tournemine sur la nature de l'âme.