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55. DE VOLTAIRE.

(Cirey) juin 1738.

Monseigneur, j'ai reçu une partie des nouvelles faveurs dont Votre Altesse Royale me comble. M. Thieriot m'a fait tenir le paquet où je trouve le Philosophe guerrier et les Épîtres à MM. de Keyserlingk et Jordan. Vous allez à pas de géant, et moi, je me traîne avec faiblesse. Je n'ai l'honneur d'envoyer qu'une pauvre Épître : oportet illum crescere, me autem minui.228-a

Avec quelle ardeur vous courez
Dans tous les sentiers de la gloire!
Seigneur, lorsque vous vous battrez,
Il est clair que vous cueillerez
Ces beaux lauriers de la victoire,
Et même vous les chanterez;
Vous serez l'Achille et l'Homère.
Votre esprit, votre ardeur guerrière,
Des Français se feront chérir;
Vous aurez le double plaisir
Et de nous vaincre, et de nous plaire.228-b

Je demande en grâce à V. A. R. qu'une des premières expéditions de ses campagnes soit de venir reprendre Cirey, qui a été très-injustement détaché de Remusberg, auquel il appartient de droit. Mais, à la paix, ne rendez jamais Cirey, je vous en conjure, monseigneur; rendez, si vous le voulez, Strasbourg et Metz, mais gardez votre Cirey, et surtout que le canon n'endommage point les lambris dorés et vernis, et les niches et les entre-sols d'Émilie. Je me doute qu'il y a en chemin une écritoire pour elle. Celle dont vous avez honoré<229> M. Jordan va faire éclore d'excellents ouvrages. Si c'était un autre que Jordan, je dirais sur cette écritoire venue de votre main ce que je ne sais quel Turc disait à Scanderbeg : « Vous m'avez envoyé votre sabre, mais vous ne m'avez pas envoyé votre bras. »

Votre Epître à Jordan229-a est de la très-bonne plaisanterie; celle à Césarion229-b est digne de votre cœur et de votre esprit. Le Philosophe guerrier229-c répond très-bien à son titre; cela est plein d'imagination et de raison. Remarquez, je vous en supplie, monseigneur, que vous ne faites que de légères fautes contre la langue et contre notre versification. Par exemple, dans ce beau commencement :

Loin de ce séjour solitaire
Où, sous les auspices charmants
De l'amitié tendre et sincère, etc.,

vous mettez la science non d'orgueil enflée.

Vous ne pouvez deviner que science est là de trois syllabes, et que ce non est un peu dur après science. Voilà ce qu'un grammairien de l'Académie française vous dirait; mais vous avez ce que n'a nul académicien de nos jours, je veux dire du génie.

Je vous demande pardon, monseigneur, mais savez-vous combien ces vers sont beaux :

Et le trépas qui nous poursuit
Sous nos pas creuse notre tombe;
L'homme est une ombre qui s'enfuit,
Une fleur qui se fane et tombe.
Mille chemins nous sont ouverts
Pour quitter ce triste univers;
Mais la nature si féconde
N'en fit qu'un pour entrer au monde.

<230>Elle n'a fait qu'un Frédéric; puisse-t-il rester en ce monde aussi longtemps que son nom!

Je jure à V. A. R. que, dès que vous aurez repris possession du château de Cirey, il ne sera plus question de la capucinade que vous me reprochez si héroïquement. Mais, monseigneur, Socrate sacrifiait quelquefois avec les Grecs. Il est vrai que cela ne le sauva pas; mais cela peut sauver les petits socratins d'aujourd'hui :

Félix, quem faciunt aliena pericula cautum!

II y avait une fois un beau jeune lion qui passait hardiment auprès d'un ânon que son maître chargeait et battait : « N'as-tu pas de honte, dit ce lion à l'ânon, de te laisser mettre ainsi deux paniers sur le dos? - Monseigneur, lui répondit l'ânon, quand j'aurai l'honneur d'être lion, ce sera mon maître qui portera mes paniers. »

Tout ânon que je suis, voici une Épître assez ferme que j'ai l'honneur de joindre à ce paquet. Je serais curieux de savoir ce qu'un Wolff en penserait, si sapientissimus Wolffius pouvait lire des vers français. Je voudrais bien avoir l'avis d'un Jordan, qui sera, je crois, digne successeur de M. de Beausobre; surtout d'un Césarion, mais surtout, surtout de V. A. R., de vous, grand prince et grand homme, qui réunissez tous les talents de ceux dont je parle.

V. A. R. a lu, sans doute, l'excellent livre de M. de Maupertuis.230-a Un homme tel que lui fonderait à Berlin (dans l'occasion) une Académie des sciences qui serait au-dessus de celle de Paris.

J'ai reçu une lettre de M. de Keyserlingk, de l'Éphestion de Remusberg; vous avez, grand prince, ce qui manque à ceux qui sont ce que vous serez un jour, vous avez de vrais amis.

Je suis étonné de voir par la lettre de V. A. R., non datée, qu'elle n'a point reçu les quatre actes de la Mérope, accompagnés d'une assez<231> longue lettre. Cependant il y a six semaines que M. Thieriot m'accusa la réception du paquet, et dut le mettre à la poste. Il y a eu quelquefois de petits dérangements arrivés au commerce dont vous m'honorez. Je compte envoyer bientôt à V. A. R. un exemplaire d'une édition plus correcte des Eléments de Newton. Il n'y a que vous au monde, monseigneur, qui puissiez allier tout cela avec la foule de vos occupations et de vos devoirs.

Madame du Châtelet ne cesse d'être pénétrée pour votre personne d'admiration ..... et de regrets. Vous m'avez donné un grand titre; je ne pourrai jamais le mériter, quoique mon cœur fasse tout ce qu'il faut pour cela. Un homme que le fameux chevalier Sidney231-a avait aimé ordonna qu'après sa mort on mît sur sa tombe, au lieu de son nom : Ci-gît l'ami de Sidney. Ma tombe ne pourra jamais avoir un tel honneur : il n'y a pas moyen de se dire l'ami de ....

Je suis avec la plus profonde vénération et le dévouement tendre que vous daignez permettre, etc.


228-a Saint Jean, chap. III, v. 30.

228-b Voltaire écrit à d'Alembert, le 6 décembre 1757 : « Le roi de Prusse a obtenu ce qu'il a toujours désiré, de battre les Français, de leur plaire, et de se moquer d'eux. »

229-a Voyez t. XIV, p. 52-55.

229-b L. c, p. 61-68.

229-c Voyez t. XI, p. 77-79.

230-a La Figure de la terre. Paris, 1738. Voyez la lettre de Frédéric à Maupertuis, du 20 juin de la même année, t. XVII, p. 373.

231-a Algernon Sidney, ardent républicain, fut décapité à Londres, en 1683, à cause de ses Discourses concerning government.