68. DE VOLTAIRE.
Novembre 1738.
Monseigneur, que Votre Altesse Royale pardonne à ce pauvre malade enrichi de vos bienfaits, s'il tarde trop à vous payer ses tributs de reconnaissance.
<272>Ce que vous avez composé sur l'Humanité vous assure, sans doute, le suffrage et l'estime de madame du Châtelet; et vous me forceriez à l'admiration, si vous ne m'y aviez pas déjà tout disposé. Non seulement Cirey remercie V. A. R., mais il n'y a personne sur la terre qui ne doive vous être obligé. Ne connût-on de cet ouvrage que le titre, c'en est assez pour vous rendre maître des cœurs. Un prince qui pense aux hommes, qui fait son bonheur de leur félicité! On demandera dans quel roman cela se trouve, et si ce prince s'appelle Alcimédon ou Almanzor, s'il est fils d'une fée et de quelque génie. Non, messieurs, c'est un être réel; c'est lui que le ciel donne à la terre, sous le nom de Frédéric. Il habite d'ordinaire la solitude de Remusberg; mais son nom, ses vertus, son esprit, ses talents, sont déjà connus dans tout le monde. Si vous saviez ce qu'il a écrit sur l'Humanité, le genre humain députerait vers lui pour le remercier; mais ces détails heureux sont réservés à Cirey, et ces faveurs sont tenues secrètes. Les gens qui se mêlaient autrefois de consulter les demi-dieux se vantaient d'en recevoir des oracles; nous en recevons, mais nous ne nous en vantons pas.
Il y a, monseigneur, une secrète sympathie qui assujettit mon âme à V. A. R.; c'est quelque chose de plus fort que l'harmonie préétablie. Je roulais dans ma tête une Épître sur l'Humanité, quand je reçus celle de V. A. R. Voilà ma tâche faite. Il y a eu, à ce que conte l'antiquité, des gens qui avaient un génie qui les aidait dans leurs grandes entreprises. Mon génie est à Remusberg. Eh! à qui appartenait-il de parler de l'humanité, qu'à vous, grand prince, à votre âme généreuse et tendre; à vous, monseigneur, qui avez daigné consulter des médecins pour la maladie d'un de vos serviteurs qui demeure à près de trois cents lieues de vous? Ah! monseigneur, malgré ces trois cents lieues, je sens mon cœur lié à V. A. R. de bien près.
Je me flatte même avec assez d'apparence que cet intervalle disparaîtra bientôt. Monseigneur l'Électeur palatin mourra, s'il veut,<273> mais les confins de Clèves et de Juliers verront, au printemps prochain, madame la marquise du Châtelet. Nous arrangerons tout pour nous trouver près de vos États. Je sais bien que, en fait d'affaires, il ne faut jamais répondre de rien; mais l'espérance de faire notre cour à V. A. R., de voir de près ce que nous admirons, ce que nous aimons de loin, aplanira bien des difficultés. N'est-il pas vrai, monseigneur, que V. A. R. donnera des sauf-conduits à madame du Châtelet? Mais qui voudrait l'arrêter, quand on saura qu'elle sera là pour voir V. A. R., et qui m'osera faire du mal, à moi, quand j'aurai l'Épître sur l'Humanité à la main?
Que je suis enchanté que V. A. R. ait été contente de cet Essai sur le Feu que madame du Châtelet s'amusa de composer, et qui, en vérité, est plutôt un chef-d'œuvre qu'un essai! Sans les maudits tourbillons de Des Cartes, qui tournent encore dans les vieilles têtes de l'Académie, il est bien sûr que madame du Châtelet aurait eu le prix, et cette justice eût fait l'honneur de son sexe et de ses juges; mais les préjugés dominent partout. En vain Newton a montré aux yeux les secrets de la lumière; il y a de vieux romanciers physiciens qui sont pour les chimères de Malebranche. L'Académie rougira un jour de s'être rendue si tard à la vérité; et il demeurera constant qu'une jeune dame osait embrasser la bonne philosophie, quand la plupart de ses juges l'étudiaient faiblement pour la combattre opiniâtrément.
M. de Maupertuis, homme qui ose aimer et dire la vérité, quoique persécuté, a mandé hardiment, mais secrètement, que les discours français couronnés étaient pitoyables. Son suffrage, joint à celui de Remusberg, sont le plus beau prix qu'on puisse jamais recevoir.
Madame du Châtelet sera très-flattée que V. A. R. fasse lire à M. Jordan ce qui a plu à V. A. R. Elle estime avec raison un homme que vous estimez. Je suis, etc.