95. AU MÊME.
Königsberg, 9 août 1739.
Sublime auteur, ami charmant,
Vous dont la source intarissable
Nous fournit si diligemment
De ce fruit rare, inestimable,
Que votre muse hardiment,
Dans un séjour peu favorable,
Fait éclore à chaque moment;
Au fond de la Lithuanie,
J'ai vu paraître, tout brillant,
Ce rayon de votre génie
Qui confond, dans la tragédie,
Le fanatisme, en se jouant.
J'ai vu de la philosophie,
J'ai vu le baron voyageur,
Et j'ai vu la pièce accomplie
Où les ouvrages et la Vie
De Molière vous font honneur.343-b
A la France, votre patrie,
Voltaire, daignez épargner
Les frais que pour l'Académie
Sa main a voulu destiner.
En effet, je suis sûr que ces quarante têtes qui sont payées pour penser, et dont l'emploi est d'écrire, ne travaillent pas la moitié autant que vous. Je suis certain que, si l'on pouvait apprécier la valeur des pensées, toutes celles de cette nombreuse société, prises ensemble, ne tiendraient pas l'équilibre aux vôtres. Les sciences sont pour tout le monde, mais l'art de penser est le don le plus rare de la nature.
Cet art fut banni de l'école,
Des pédants il est inconnu.
Par l'inquisition frivole
L'usage en serait défendu,
Si le pouvoir saint de l'étole
S'était à ce point étendu.
Du vulgaire la troupe folle
A penser juste a prétendu;
Du vil flatteur l'encens vendu
En a parfumé son idole;
Et l'ignorant a confondu
Le froid non-sens d'une parole,
Et l'enflure de l'hyperbole,
Avec l'art de penser, cet art si peu connu.
Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle-même. Les autres n'ont que deux ou trois idées, qui roulent dans leur cerveau sans s'altérer et sans acquérir de nouvelles formes; et le centième pensera peut-être ce qu'un autre a déjà pensé; mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C'est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l'homme inattentif n'aperçoit qu'à peine, c'est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l'homme de génie.
<345>Ce talent précieux et rare
Ne saurait se communiquer;
La nature en paraît avare.
Autant que l'on a pu compter,
Tout un siècle elle se prépare
Lorsqu'elle nous le veut donner.
Mais vous le possédez, Voltaire,
Et ce serait vous ennuyer
Qu'apprécier et calculer
L'héritage de votre père.
Trois sortes d'ouvrages me sont parvenus de votre plume, en six semaines de temps. Je m'imagine qu'il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs, qui travaillent tous ensemble, et qui publient leurs ouvrages sous le nom de Voltaire, comme une autre société en publie sous le nom de Trévoux. Si cette supposition est sensée, je me fais trinitaire, et je commencerai à voir jour à ce mystère que les chrétiens ont cru jusqu'à présent sans le comprendre.
Ce qui m'est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurais juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et semée de ces portraits et caractères qui font faire fortune aux ouvrages d'esprit.
Vous n'avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l'éloquence de M. de Valori; vous êtes dans le cas qu'on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation.
Vainement l'envieux, desséché de fureur,
L'ennemi des humains, qu'afflige leur bonheur,
Cet insecte rampant qui naît avec la gloire,
Dont le toucher impur salit souvent l'histoire,
Sur vos vers immortels répandant ses poisons,
De vos lauriers naissants retarde les moissons.
Votre âme, à tous les arts par son penchant formée,
Par vingt ans de travaux fonda sa renommée;
Sous les yeux d'Émilie, élève de Newton,
Vous effacez de Thou, vous surpassez Maron.
En tout genre d'écrits, en toute carrière,
C'est le même soleil et la même lumière.
Cet esprit, ces talents, ces qualités du cœur,
Peuvent plus sur mes sens que tout ambassadeur.346-a
Je suis avec une estime parfaite, mon cher Voltaire, etc.
Si vous voyez le duc d'Aremberg, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que deux lignes françaises de sa main me feraient plus de plaisir que mille lettres allemandes dans le style des chancelleries.346-b
343-b Les ouvrages de Voltaire auxquels Frédéric fait allusion dans ces huit derniers vers sont : 1o Le Fanatisme, ou Mahomet le Prophète; 2o les Eléments de la Philosophie de Newton; 3o le Voyage du baron de Gangan; 4o la Vie de Molière, avec de petits sommaires de ses pièces.
346-a Ces quatre derniers vers sont tirés des Œuvres posthumes, t. IX, p. 65.
346-b Voyez ci-dessus, p. 295, 334 et 343, et plus bas, p. 351. Nous n'avons pu réussir à nous procurer la correspondance de Frédéric avec le duc d'Aremberg.