96. DE VOLTAIRE.
(Bruxelles) 12 août 1739.
Monseigneur, j'ai pris la liberté d'envoyer à Votre Altesse Royale le second acte de Mahomet, par la voie des sieurs David Girard et compagnie. Je souhaite que les Musulmans réussissent auprès de V. A. R., comme ils font sur la Moldavie. Je ne puis au moins mieux prendre mon temps pour avoir l'honneur de vous entretenir sur le chapitre de ces infidèles, qui font plus que jamais parler d'eux.
Je crois à présent V. A. R. sur les bords où l'on ramasse ce bel ambre dont nous avons, grâce à vos bontés, des écritoires, des sonnettes, des boîtes de jeu. J'ai tout perdu au brelan quand j'ai joué<347> avec de misérables fiches communes; mais j'ai toujours gagné quand je me suis servi des jetons de V. A. R.
C'est Frédéric qui me conduit,
Je ne crains plus disgrâce aucune;
Car il préside à ma fortune,
Comme il éclaire mon esprit.
Je vais prier le bel astre de Frédéric de luire toujours sur moi pendant un petit séjour que je vais faire à Paris avec la marquise, votre sujette. Voilà une vie bien ambulante pour des philosophes; mais notre grand prince, plus philosophe que nous, n'est pas moins ambulant. Si je rencontre dans mon chemin quelque grand garçon haut de six pieds, je lui dirai : Allez vite servir dans le régiment de mon prince. Si je rencontre un homme d'esprit, je lui dirai : Que vous êtes malheureux de n'être point à sa cour!
En effet, il n'y a que sa cour pour les êtres pensants; V. A. R. sait ce que c'est que toutes les autres; celle de France est un peu plus gaie depuis que son roi a osé aimer.347-a Le voilà en train d'être un grand homme, puisqu'il a des sentiments. Malheur aux cœurs durs! Dieu bénira les âmes tendres. Il y a je ne sais quoi de réprouvé à être insensible; aussi sainte Thérèse définissait-elle le diable, le malheureux qui ne sait point aimer.
On ne parle à Paris que de fêtes, de feux d'artifice; on dépense beaucoup en poudre et en fusées. On dépensait autrefois davantage en esprit et en agréments; et, quand Louis XIV donnait des fêtes, c'était les Corneille, les Molière, les Quinault, les Lulli, les Le Brun, qui s'en mêlaient. Je suis fâché qu'une fête ne soit qu'une fête passagère, du bruit, de la foule, beaucoup de bourgeois, quelques diamants, et rien de plus; je voudrais qu'elle passât à la postérité. Les Romains, nos maîtres, entendaient mieux cela que nous; les amphi<348>théâtres, les arcs de triomphe, élevés pour un jour solennel, nous plaisent et nous instruisent encore. Nous autres, nous dressons un échafaud dans la place de Grève, où, la veille, on a roué quelques voleurs; on tire des canons de l'hôtel de ville. Je voudrais qu'on employât plutôt ces canons-là à détruire cet hôtel de ville, qui est du plus mauvais goût du monde, et qu'on mît, à en rebâtir un beau, l'argent qu'on dépense en fusées volantes. Un prince qui bâtit fait nécessairement fleurir les autres arts; la peinture, la sculpture, la gravure, marchent à la suite de l'architecture. Un beau salon est destiné pour la musique, un autre pour la comédie. On n'a à Paris ni salle de comédie, ni salle d'opéra; et, par une contradiction trop digne de nous, d'excellents ouvrages sont représentés sur de très-vilains théâtres. Les bonnes pièces sont en France, et les beaux vaisseaux en Italie.
Je n'entretiens V. A. R. que de plaisirs, tandis qu'elle combat sérieusement Machiavel pour le bonheur des hommes; mais je remplis ma vocation, comme mon prince remplit la sienne; je peux tout au plus l'amuser, et il est destiné à instruire la terre.
Je suis, etc.
347-a Allusion aux relations de Louis XV avec la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68, et t. XVII, p. 36.