98. DE VOLTAIRE.
Bruxelles, 1er septembre 1739.
Ce nectar jaune de Hongrie
Enfin dans Bruxelle est venu;
Le duc d'Aremberg l'a reçu
Dans la nombreuse compagnie
Des vins dont sa cave est fournie;
Et quand Voltaire en aura bu
<352>Quelques coups avec Émilie,
Son misérable individu
Dans son estomac morfondu
Sentira renaître la vie;
La Faculté, la pharmacie,
N'auront jamais tant de vertu.
Adieu, monsieur de Superville;
Mon ordonnance est du bon vin,
Frédéric est mon médecin,
Et vous m'êtes fort inutile.
Adieu; je ne suis plus tenté
De vos drogues d'apothicaire,
Et tout ce qui me reste à faire,
C'est de boire à votre santé.
Monseigneur, c'est M. Schilling352-a qui m'apprit, il y a quelques jours, la nouvelle du débarquement de ce bon vin dans la cave du patron de cette liqueur; et M. le duc d'Aremberg nous donnera ce divin tonneau à son retour d'Enghien; mais la lettre de V. A. R., datée du 26 juin, et rendue par ledit M. Schilling, vaut tout le canton de Tokai.
O prince aimable et plein de grâce!
Parlez; par quel art immortel,
Avec un goût si naturel,
Touchez-vous la lyre d'Horace
De ces mains dont la sage audace
Va confondre Machiavel?
Le ciel vous fit expressément
Pour nous instruire et pour nous plaire.
O monarques que l'on révère!
Grands rois, tâchez d'en faire autant;
Mais, hélas! vous n'y pensez guère.
Et avec toutes ces grâces légères dont votre charmante lettre est pleine, voilà M. Schilling qui jure encore que le régiment de V. A. R. <353>est le plus beau régiment de Prusse, et par conséquent le plus beau régiment du monde; carOmne tulit punctum......353-a est votre devise.
V. A. R. va visiter ses peuples septentrionaux; mais elle échauffera tous ces climats-là, et je suis sûr que, quand j'y viendrai (car j'irai sans doute, je ne mourrai point sans lui avoir fait ma cour), je trouverai qu'il fait plus chaud à Remusberg qu'à Frascati. Les philosophes auront beau prétendre que la terre s'est approchée du soleil, ils feront de vains systèmes, et je saurai la vérité du fait.
V. A. R. me dit qu'il lui a fallu lire bien des livres pour son Antimachiavel; tant mieux, car elle ne lit qu'avec fruit; ce sont des métaux qui deviendront or dans votre creuset. Il y a des Discours politiques de Gordon, à la tête de sa traduction de Tacite, qui sont bien dignes d'être vus par un lecteur tel que mon prince; mais, d'ailleurs, quel besoin Hercule a-t-il de secours pour étouffer Antée ou pour écraser Cacus?
Je vais vite travailler à achever le petit tribut que j'ai promis à mon unique maître; il aura, dans quinze jours, le second acte de Mahomet; le premier doit lui être parvenu par la même voie des sieurs Girard et compagnie.
On a achevé une nouvelle édition de mes ouvrages en Hollande; mais V. A. R. en a beaucoup plus que les libraires n'en ont imprimé. Je ne reconnais plus d'autre Henriade que celle qui est honorée de votre nom et de vos bontés; ce n'est pas moi, sûrement, qui ai fait les autres Henriades. Je quitte mon prince pour travailler à Mahomet, et je suis, etc., etc.
352-a Voyez ci-dessus, p. 334.
353-a Horace, Art poétique, v. 343.