106. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles) 28 décembre 1739.

Monseigneur, que souhaiter à Votre Altesse Royale, cette année? Elle a tout ce qu'un prince doit avoir, et plus qu'un particulier qui aurait sa fortune à faire par ses talents. Non, monseigneur, je ne fais point de souhaits pour vous; j'en fais, si vous le permettez, pour moi; et ces souhaits, vous en savez le but, ut videam salutare meum. Je fais encore un souhait pour le public; c'est qu'il voie la réfutation que mon prince a faite du corrupteur des princes. Je reçus, il y a quelques jours, à Bruxelles, les douze premiers chapitres; j'avais déjà dévoré les derniers que j'avais reçus en France. Monseigneur, il faut, pour le bien du monde, que cet ouvrage paraisse; il faut que l'on voie l'antidote présenté par une main royale. Il est bien étrange que des princes qui ont écrit n'aient pas écrit sur un tel sujet. J'ose dire que c'était leur devoir, et que leur silence sur Machiavel était une approbation tacite. C'était bien la peine que Henri VIII d'Angleterre écrivît contre Luther; c'était bien à l'enfant Jésus que Jacques Ier devait dédier un ouvrage! Enfin, voici un livre digne d'un prince, et je ne doute pas qu'une édition de Machiavel, avec ce contre-poison à la fin de chaque chapitre, ne soit un des plus précieux monuments de la littérature. Il y a très-peu de ce qu'on appelle des fautes contre l'usage de notre langue; et V. A. R. me permettra de m'acquitter de ma charge de mettre des points sur les i. Si V. A. R. daigne con<381>descendre à la prière que je lui fais, si elle donne son trésor au public, je lui demande en grâce qu'elle me permette de faire la préface, et d'être son éditeur. Après l'honneur qu'elle me fait de faire imprimer la Henriade, elle ne pouvait plus m'en faire d'autre qu'en me confiant l'édition de l'Antimachiavel. Il arrivera que ma fonction sera plus belle que la vôtre; la Henriade peut plaire à quelques curieux, mais l'Antimachiavel doit être le catéchisme des rois et de leurs ministres.

Vous me permettrez, monseigneur, de dire que, selon les remarques de madame du Châtelet, oserais-je ajouter, selon les miennes, il y a quelques branches de ce bel arbre qu'on pourrait élaguer, sans lui faire de tort. Le zèle contre le précepteur des usurpateurs et des tyrans a dévoré votre âme généreuse; il vous a emporté quelquefois. Si c'est un défaut, il ressemble bien à une vertu. On dit que Dieu, infiniment bon, hait infiniment le vice; cependant, quand on a dit à Machiavel honnêtement d'injures, on pourrait, après cela, s'en tenir aux raisons. Ce que je propose est aisé, et je le soumets à votre jugement. J'attendrai les ordres précis de mon maître, et je conserverai le manuscrit jusqu'à ce qu'il permette que j'y touche et que j'en dispose.

Ce sera dorénavant V. A. R. qui m'enverra des productions françaises; je ne suis plus qu'un serviteur inutile; je reçois, et je ne donne rien. Je raccommode un peu le Machiavel de l'Asie; je rabote Mahomet, dont vous avez vu les commencements informes. Je ne continuerai point ici l'Histoire du Siècle de Louis XIV; j'en suis un peu dégoûté, quoique je me sois proposé de l'écrire tout entière dans le style modéré dont V. A. R. a pu voir l'échantillon. D'ailleurs, je suis ici sans mes manuscrits et sans mes livres. Je vais me remettre un peu à la physique. Que ne puis-je être avec les Célius et les hommes de mérite que votre réputation attire déjà dans vos États!

On m'avait dit que le ministre tant annoncé était digne de dîner<382> et de souper; mais je vois bien qu'il n'est digne que de dîner. J'ai reçu une lettre d'Algarotti, datée de Londres, du 1er octobre; elle m'a attendu trois mois à Bruxelles. Ce M. Algarotti est encore tout étonné de ce qu'il a vu à Remusberg. Ah! quel prince est ça! dit-il; il ne revient pas de sa surprise. Et moi, monseigneur, et moi, pourquoi ne suis-je pas Algarotti? Pourquoi M. du Châtelet n'est-il pas Baltimore? Si je n'étais auprès d'Émilie, je mourrais de n'être pas auprès de vous.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.