107. A VOLTAIRE.

Berlin, 6 janvier 1740.

Mon cher Voltaire, si j'ai différé de vous écrire, c'était seulement pour ne point paraître les mains vides devant vous. Je vous envoie par cet ordinaire cinq chapitres de l'Antimachiavel, et une Ode sur la Flatterie,382-a que mon loisir m'a permis de faire. Si j'avais été à Remusberg, il y aurait longtemps que vous auriez eu jusqu'à la lie de mon ouvrage; mais, avec les dissipations de Berlin, il n'est pas possible de cheminer vite.

L'Antimachiavel ne mérite point d'être annoncé sous mon nom au roi de France. Ce prince a tant de bonnes et de grandes qualités, que mes faibles écrits seraient superflus pour les développer. De plus, j'écris librement, et je parle de la France comme de la Prusse, de l'Angleterre, de la Hollande, et de toutes les puissances de l'Europe. Il est bon que l'on ignore le nom d'un auteur qui n'écrit que pour<383> la vérité, et qui par conséquent ne donne point d'entraves à ses pensées. Lorsque vous verrez la fin de l'ouvrage, vous conviendrez avec moi qu'il est de la prudence d'ensevelir le nom de l'auteur dans la discrétion de l'amitié.

Je ne suis point intéressé; et, si je puis servir le public, je travaillerai sans attendre de lui ni récompense ni louange, comme ces membres inconnus de la société qui sont aussi obscurs qu'ils lui sont utiles.383-a

Après mon semestre de cour viendra mon semestre d'étude. Je compte embrasser dans quinze jours cette vie sage et paisible qui fait vos délices; et c'est alors que je me propose de mettre la dernière main à mon ouvrage, et de le rendre digne des siècles qui s'écouleront après nous. Je compte la peine pour rien, car on n'écrit qu'un temps; mais je compte l'ouvrage que je fais pour beaucoup, car il me doit survivre. Heureux les écrivains qui, secondés d'une belle imagination, et toujours guidés par la sagesse, peuvent composer des ouvrages dignes de l'immortalité! Ils feront plus d'honneur à leur siècle que les Phidias, les Praxitèle et les Zeuxis n'en ont fait au leur. L'industrie de l'esprit est bien préférable à l'industrie mécanique des artistes. Un seul Voltaire fera plus d'honneur à la France que mille pédants, mille beaux esprits manqués, et mille grands hommes d'un ordre inférieur.

Je vous dis des vérités que je ne saurais m'empêcher de vous écrire, comme vous ne pourriez vous empêcher de soutenir les principes de la pesanteur ou de l'attraction. Une vérité en vaut une autre, et elles méritent toutes d'être publiées.

Les dévots suscitent ici un orage épouvantable contre ceux qu'ils nomment mécréants. C'est une folie de tous les pays que celle du faux zèle; et je suis persuadé qu'elle fait tourner la cervelle des plus rai<384>sonnables, lorsqu'une fois elle a trouvé le moyen de s'y loger. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est que, quand cet esprit de vertige s'empare d'une société, il n'est permis à personne de rester neutre; on veut que tout le monde prenne parti, et s'enrôle sous la bannière du fanatisme. Pour moi, je vous avoue que je n'en ferai rien, et que je me contenterai de composer quelques psaumes pour donner bonne opinion de mon orthodoxie. Perdez de même quelques moments, mon cher Voltaire, et barbouillez d'un pinceau sacré l'harmonie de quelques-unes de vos mélodieuses rimes. Socrate encensait les pénates; Cicéron, qui n'était pas crédule, en faisait autant. Il faut se prêter aux fantaisies d'un peuple futile, pour éviter la persécution et le blâme; car, après tout, ce qu'il y a de plus désirable en ce monde, c'est de vivre en paix. Faisons quelques sottises avec les sots pour arriver à cette situation tranquille.

On commence à parler de Bernard et de Gresset comme auteurs de grands ouvrages; on parle de poëmes qui ne paraissent point,384-a et de pièces que je crois destinées à mourir incognito avant d'avoir vu le jour.384-b Ces jeunes poëtes sont trop paresseux pour leur âge; ils veulent cueillir des lauriers sans se donner la peine d'en chercher; la moindre moisson de gloire suffit pour les rassasier. Quelle différence de leur mollesse à votre vie laborieuse! Je soutiens que deux ans de votre vie en valent soixante de celle des Gresset et des Bernard. Je vais même plus loin, et je soutiens que douze êtres pensants, et qui pensent bien, ne fourniraient point à votre égal, dans un temps donné. Ce sont là de ces dons que la Providence ne communique qu'aux grands génies. Puisse-t-elle vous combler de tous ses biens, c'est-à-dire, vous fortifier la santé, afin que le monde entier puisse jouir longtemps de vos talents et de vos productions!<385> Personne, mon cher Voltaire, n'y prend autant d'intérêt que votre ami, qui est et qui sera toujours avec toute l'estime qu'on ne saurait vous refuser, etc.


382-a Voyez t. X, p. 19-24.

383-a Frédéric fait peut-être allusion aux francs-maçons, dont il faisait partie. Voyez t. XVI, p. 221, et t. XVII, p. 313.

384-a L'Art d'aimer, par Bernard. Voyez t. X, p. 9 et 74, et t. XVIII, p. 11. Pierre-Joseph Bernard naquit en 1710, et mourut en 1775.

384-b Édouard III, tragédie de Gresset. Voyez t. XX, p. I et II, p. 1-12, et ci-dessus, p. 84.