115. AU MÊME.
Berlin, 23 mars 1740.
Ne crains point que les dieux, ni le sort, ni l'empire,
Me fassent pour le sceptre abandonner la lyre;
Que d'un cœur trop léger, et d'un esprit coquet,
Je préfère aux beaux-arts l'orgueil et l'intérêt.
Je vois des mêmes yeux l'ambition humaine
Qu'au conseil de Priam on vit la belle Hélène.
L'appareil des grandeurs ne peut me décevoir,
Ni cacher la rigueur d'un sévère devoir.
Les beaux-arts ont pour moi l'attrait d'une maîtresse :
La triste royauté, de l'hymen la rudesse.
<404>J'aurais su préférer l'état heureux d'amant
A celui qu'un époux remplit si tristement;
Mais le fil dont Clotho traça les destinées,
Ce fil lia nos mains du sort prédestinées;
Ainsi, de mes destins n'étant point artisan,
Je souscris à ses lois, et je suis le torrent.
Mon amitié n'est point semblable au baromètre,
Qu'un air rude ou plus doux fait monter ou décraître.
Un vain nom peut flatter ces esprits engagés
Dans la vulgaire erreur des faibles préjugés;
Mais le mortel sensé, que la raison éclaire,
Au ciel des immortels n'oubliera point Voltaire;
Dépouillant la grandeur, l'ennui, la royauté,
Chérira tes écrits tant que, sa liberté
Excitant de tes chants l'harmonieux ramage,
Ta voix l'éveillera par un doux gazouillage;
Et, quittant les Walpols, les Birons, les Fleurys.
Ira, pour respirer, dans ces prés si fleuris
Où les bords fortunés du fécond Hippocrène
De son feu languissant ranimeront la veine.
C'est bien ainsi que je l'entends, et, quel que puisse être mon sort, vous me verrez partager mon temps entre mon devoir, mon ami et les arts. L'habitude a changé l'aptitude que j'avais pour les arts en tempérament. Quand je ne puis ni lire ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac qui meurent d'inquiétude, et qui mettent mille fois la main à la poche, lorsqu'on leur a ôté leur tabatière. La décoration de l'édifice peut changer, sans altérer en rien les fondements ni les murs; c'est ce que vous pourrez voir en moi, car la situation de mon père ne nous laisse aucune espérance de guérison. Il me faut donc préparer à subir ma destinée.
La vie privée conviendrait mieux à ma liberté que celle où je dois me plier. Vous savez que j'aime l'indépendance, et qu'il est bien dur d'y renoncer pour s'assujettir à un pénible devoir. Ce qui me con<405>sole est l'unique pensée de servir mes concitoyens et d'être utile à ma patrie. Puis-je espérer de vous voir, ou voulez-vous cruellement me priver de cette satisfaction? Cette idée consolante règne dans mon esprit, comme celle du Messie régnait chez la nation hébraïque.
Je corrigerai encore la Préface de la Henriade; mais vous ne trouverez pas mauvais que j'y laisse des vérités qui ne ressemblent à des louanges que parce que bien des gens les prodiguent mal à propos. Je change actuellement quelques chapitres du Machiavel, mais je n'avance guère, dans la situation où je suis. Mahomet, que j'admire, tout fanatique qu'il est, doit vous faire beaucoup d'honneur. La conduite de la pièce est remplie de sagesse; il n'y a rien qui choque la vraisemblance ni les règles du théâtre; les caractères sont parfaitement bien soutenus. La fin du troisième acte et le quatrième entier m'ont ému jusqu'à me faire répandre des larmes. Comme philosophe, vous savez persuader l'esprit; comme poëte, vous savez toucher le cœur; et je préférerais presque ce dernier talent au premier, puisque nous sommes tous nés sensibles, mais très-peu raisonnables.
Vous m'envoyez une écritoire,
Mais c'est le moins lorsqu'on écrit;
Pour mon plaisir et pour ma gloire,
Il eût fallu, Voltaire, y joindre votre esprit.
Je vous en fais mes remercîments, ainsi qu'à la marquise, à laquelle je vous prie d'offrir cette boîte travaillée à Berlin, et d'une pierre qu'on trouve à Remusberg. Comme je crains, mon cher ami, que vous n'ayez plus de moi la mémoire aussi fraîche qu'à Cirey, je vous envoie mon portrait, qui, je l'espère, ne quittera jamais votre doigt.
Si je change de condition, vous en serez instruit des premiers. Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre; aimez-moi toujours, car je fais plus de cas de votre amitié que de vos respects. Soyez persuadé que votre mérite m'est trop connu<406> pour ne vous pas donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime avec laquelle je serai toujours votre, etc.