291. A VOLTAIRE.a
Neisse, 8 (septembre 1751).
Esclave de la poésie,
Je perdais le sommeil à tourner un couplet;
Revenu de ma frénésie,
J'ai vu que ce beau feu n'était qu'un feu follet.
La sévère raison pour mon malheur m'éclaire,
Son œil perçant, son front austère,
Du crédule amour-propre a confondu l'erreur :
J'abandonne au brillant Voltaire
L'empire d'Apollon et le sceptre d'Homère;
Content d'être son auditeur,
Je veux l'écouter et me taire.
Voilà le parti que j'ai pris. Les affaires et les vers sont des choses d'une nature bien différente; les unes donnent un frein à l'imagination, les autres veulent l'étendre. Je suis entre deux comme l'âne de Buridan.b J'ai regratté quelques strophes d'une vieille ode, mais ce n'est pas la peine de vous l'envoyer. Le cher Isaac a voyagé comme une tortue très-lente. Je crois que votre gros duc de Chevreuse, qui sûrement n'a pas la taille d'un coureur, aurait fait à pied, et plus vite que le sieur Isaac avec six chevaux, le chemin de Paris à Berlin. Mais à cela ne tienne; je suis bien aise de le revoir; il faut prendre les hommes comme ils sont. Le ciel a voulu que d'Argens fût fait ainsi; il n'est pas en son pouvoir de se refondre.
Je ne vous rends aucun compte de mes occupations, parce que ce sont des choses dont vous vous souciez très-peu. Des camps, des soldats, des forteresses, des finances, des procès, sont de tout pays : toutes les gazettes ne sont remplies que de ces misères. Je compte
a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 385 et 386.
b Voyez t. IV, p. 14; t. VIII, p. 316; t. XIX, p. 118 et 119; et t. XXI, p. 185 et 422.