324. DU MÊME.a
(1er janvier 1753.)
Sire, pressé par les larmes et les sollicitations de ma famille, je me vois obligé de mettre à vos pieds mon sort, et les bienfaits, et les distinctions dont vous m'avez honoré. Ma résignation est égale à ma douleur. Je ne me souviendrai que de ces mêmes bienfaits; V. M. doit en être bien convaincue. Attaché à elle depuis seize ans par ses bontés prévenantes, appelé par elle dans ma vieillesse, rassuré par ses promesses sacrées contre la crainte attachée à une transplantation qui m'a tant coûté, ayant eu l'honneur de vivre deux ans et demi de suite avec elle, il m'est impossible de démentir des sentiments qui l'ont emporté dans mon cœur sur ma patrie, sur le Roi mon souverain et mon bienfaiteur, sur ma famille, sur mes amis, sur mes emplois. J'ai tout perdu; il ne me reste que le souvenir d'avoir passé un temps heureux dans votre retraite de Potsdam. Toute autre solitude sera pour moi bien douloureuse sans doute. Il est dur d'ailleurs de partir dans cette saison, quand on est accablé de maladies; mais il est encore plus dur de vous quitter. Croyez que c'est la seule douleur que je puisse sentir à présent. M. l'envoyé de France,b qui entre chez moi dans le temps que j'écris, est témoin de ma sensibilité, et il répondra à V. M. des sentiments que je conserverai toujours. J'avais fait de vous mon idole; un honnête homme ne change pas de religion, et seize ans d'un dévouement sans bornes ne peuvent être détruits par un moment de malheur.
a Cette lettre est tirée de la Correspondance inédite de Voltaire avec Frédéric, le président de Brosses, etc., publiée par M. Foisset. Paris, 1836, p. 15-17.
b Le chevalier de La Touche.