158. DU MÊME.
Clèves, 15 décembre 1740.
Grand roi, je vous l'avais prédit,
Que Berlin deviendrait Athène63-b
Pour les plaisirs et pour l'esprit;
La prophétie était certaine.
Mais quand, chez le gros Valori,
Je vois le tendre Algarotti
Presser d'une vive embrassade
Le beau Lugeac,63-c son jeune ami,
Je crois voir Socrate affermi
Sur la croupe d'Alcibiade;
Non pas ce Socrate entêté,
De sophismes faisant parade,
A l'œil sombre, au nez épaté,
A front large, à mine enfumée;
Mais Socrate vénitien,
Aux grands yeux, au nez aquilin
Du bon saint Charles Borromée.
Pour moi, très-désintéressé
Dans ces affaires de la Grèce,
Pour Frédéric seul empressé,
Je quittais étude et maîtresse;
Je m'en étais débarrassé;
Si je volai dans son empire,
Ce fut au doux son de sa lyre;
Mais la trompette m'a chassé.
Vous ouvrez d'une main hardie
Le temple horrible de Janus;
Je m'en retourne tout confus
Vers la chapelle d'Emilie.
Il faut retourner sous sa loi,
C'est un devoir; j'y suis fidèle,
Malgré ma fluxion cruelle,
Et malgré vous, et malgré moi.
Hélas! ai-je perdu pour elle
Mes yeux, mon bonheur et mon roi?
Sire, je prie le Dieu de la paix et de la guerre qu'il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d'un double laurier, etc.
63-b Voyez t. XXI, p. 53, 55, 432 et 433.
63-c Charles-Antoine de Guérin, connu sous le nom de marquis de Lugeac.