224. DE VOLTAIRE.
Versailles, 9 mars 1747.
Les fileuses des destinées,
Les Parques, ayant mille fois
Entendu les âmes damnées
Parler là-bas de vos exploits,
De vos rimes si bien tournées,
De vos victoires, de vos lois,
Et de tant de belles journées,
Vous crurent le plus vieux des rois.
Alors, des rives du Cocyte,
A Berlin vous rendant visite,
La Mort s'en vint, avec le Temps,
Croyant trouver des cheveux blancs.
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatre-vingts ans.
Que l'inhumaine fut trompée!
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte et votre épée;
Elle songea, pour mon bonheur,
Qu'Orphée autrefois par sa lyre,
Et qu'Alcide par sa valeur,
La bravèrent dans son empire.
Dans vous, dans mon prince elle vit
Le seul homme qui réunit
Les dons d'Orphée et ceux d'Alcide;
Doublement elle vous craignit,
Et, laissant son dard homicide,188-a
S'enfuit au plus vite, et partit
Pour aller saisir la personne
De quelque pesant cardinal,
Ou pour achever, dans Lisbonne,
Le prêtre-roi de Portugal.189-a
Vraiment, Sire, je ne vous dirais pas de ces bagatelles rimées, et je serais bien loin de plaisanter, si votre lettre, en me rassurant, ne m'avait inspiré de la gaîté. La Renommée, qui a toujours ses cent bouches ouvertes pour parler des rois, et qui en ouvre mille pour vous, avait dit ici que V. M. était à l'extrémité, et qu'il y avait très-peu d'espérance. Cette mauvaise nouvelle, Sire, vous aurait fait grand plaisir, si vous aviez vu comme elle fut reçue. Comptez qu'on fut consterné, et qu'on ne vous aurait pas plus regretté dans vos États. Vous auriez joui de toute votre renommée, vous auriez vu l'effet que produit un mérite unique sur un peuple sensible; vous auriez senti toute la douceur d'être chéri d'une nation qui, avec tous ses défauts, est peut-être dans l'univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais ne louent que des Anglais; les Italiens ne sont rien; les Espagnols n'ont plus guère de héros, et n'ont pas un écrivain; les monades de Leibniz, en Allemagne, et l'harmonie préétablie, n'immortaliseront aucun grand homme. Vous savez, Sire, que je n'ai pas de <190>prévention pour ma patrie; mais j'ose assurer qu'elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nés dans son sein.
Pour moi, Sire, votre péril me fit frémir, et me coûta bien des larmes. Ce fut M. de Paulmi qui m'apprit que V. M. se portait bien, et qui me rendit ma joie.
Je serais tenté de croire que les pilules de Stahl190-a doivent faire du bien au roi de Prusse; elles ont été inventées à Berlin, et elles m'ont presque guéri en dernier lieu. Si elles ont un peu raccommodé mon corps cacochyme, que ne feront-elles point au tempérament d'un héros!
Si quelque jour elles me rendent un peu de forces, je vous demanderai assurément la permission de venir encore vous admirer; peut-être V. M. ne serait-elle pas fâchée de me donner ses lumières sur ce qu'elle a fait et sur ce qu'elle pense de grand. Je lui jure qu'elle ne se plaindrait pas que j'eusse donné à madame la duchesse de Würtemberg ce que je devais donner au grand Frédéric. Elle a peut-être copié une page ou deux de ce que vous avez, mais il est impossible qu'elle ait ce que vous n'avez pas; je vous jure encore que le reste est à Cirey, et n'est point fait du tout pour être à présent à Paris.
La dame de Cirey, qui a été aussi alarmée que moi, vous demande la permission de vous témoigner sa joie et son attachement respectueux.
Vivez, Sire, vivez, grand homme, et puissé-je vivre pour venir encore une fois baiser cette main victorieuse, qui a fait et écrit de quoi aller à la postérité la plus reculée! Vivez, vous qui êtes le plus grand homme de l'Europe, et que j'oserai aimer tendrement jusqu'à mon dernier soupir, malgré le profond respect qui empêche, dit-on, d'aimer.
188-a M. Beuchot a mis ici, dans son édition, la variante suivante, tirée de l'édition de Kehl :
Et, jetant son ciseau perfide,
Chez ses sœurs elle s'en alla,
Et pour vous le trio fila
Une trame toute nouvelle,
Brillante, dorée, immortelle,
Et la même que pour Louis;
Car vous êtes tous deux amis :
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis;
Vous régnez sur des cœurs soumis,
L'un à Berlin, l'autre à Versailles.
Tous deux un jour .... mais je finis;
Il est trop aisé de déplaire
Quand on parle aux rois trop longtemps;
Comparer deux héros vivants
N'est pas une petite affaire.
189-a Jean V.
190-a Voyez t. I, p. 263.