<162>à Clèves, ou qu'ils restent à Genève, ce n'est pas ce qui m'intéresse; mais bien de savoir ce que fait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui apporta la lumière céleste pour éclairer des aveugles, et les désabuser de leurs préjugés et de leurs erreurs.
Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité; j'aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela n'empêche pas que je ne prenne l'auteur anglais pour un ancien Picte qui ne connaît pas l'Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en Père de l'Église qui, par pitié de mon âme, travaille à ma conversion. Il serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion de votre orthodoxie; vous n'en vivriez que plus tranquille.
Quant au Grand Turc, on le croit très-orthodoxe, à Rome comme à Versailles. Il combat, à ce que ces messieurs prétendent, pour la foi catholique, apostolique et romaine. C'est le croissant qui défend la croix, qui soutient les évêques et les confédérés de Pologne contre ces maudits hérétiques, tant grecs que dissidents, et qui se bat pour la plus grande gloire du très-saint-père. Si je n'avais pas lu l'histoire des croisades dans vos ouvrages,a j'aurais peut-être pu m'abandonner à la folie de conquérir la Palestine, de délivrer Sion et cueillir les palmes d'Idumée; mais les sottises de tant de rois et de paladins qui ont guerroyé dans ces terres lointaines m'ont empêché de les imiter, assuré que l'impératrice de Russie en rendrait bon compte. Je borne mes soins à exhorter messieurs les confédérés à l'union et à la paix, à leur marquer la différence qu'il y a entre persécuter leur religion et exiger d'eux qu'ils ne persécutent pas les autres; enfin je voudrais que l'Europe fût en paix, et que tout le monde fût content. Je crois que j'ai hérité ces sentiments de feu l'abbé de Saint-Pierre; et il pourra m'arriver comme à lui de demeurer le seul de ma secte.
a Essai sur les mœurs, chap. 53-58. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVI, p. 150 à 212.