<189>J'avais osé faire une réponse de mon côté; ainsi Dieu avait pour lui les deux hommes les moins superstitieux de l'Europe, ce qui devait lui plaire beaucoup. Mais je trouvai ma réponse si inférieure à la vôtre, que je n'osai pas vous l'envoyer. De plus, en riant des anguilles du jésuite Needham,a que Buffon, Maupertuis et le traducteur de Lucrèceb avaient adoptées, je ne pus m'empêcher de rire aussi de tous ces beaux systèmes, de celui de Buffon, qui prétend que les Alpes ont été fabriquées par la mer; de celui qui donne aux hommes des marsouins pour origine; et enfin de celui qui exaltait son âme pour prédire l'avenir.c
J'ai toujours sur le cœur le mal irréparable qu'il m'a fait; je ne penserai jamais à la calomnie du linge donné à blanchir à la blanchisseuse, à cette calomnie insipide qui m'a été mortelle, et à tout ce qui s'en est suivi, qu'avec une douleur qui empoisonnera mes derniers jours. Mais tout ce que m'apprend d'Alembert des bontés de V. M. est un baume si puissant sur mes blessures, que je me suis reproché cette douleur qui me poursuit toujours. Pardonnez-la à un homme qui n'avait jamais eu d'autre ambition que de vivre et de mourir auprès de vous, et qui vous est attaché depuis plus de trente ans.
Il y a plusieurs copies de votre admirable ouvrage : permettez qu'on l'imprime dans quelque recueil, ou à part; car sûrement il paraîtra, et sera imprimé incorrectement. Si V. M. daigne me donner ses ordres, l'hommage du Philosophe de Sans-Souci à la Divinité fera du bien aux hommes. Le roi des déistes confondra les athées et les fanatiques à la fois; rien ne peut faire un meilleur effet.
Daignez agréer le tendre respect du vieux solitaire V.
a Voyez t. IX, p. 182.
b Lagrange, né à Paris en 1738, mort le 18 octobre 1775. Sa traduction du poëme de Lucrèce, De la nature des choses, parut à Paris en 1768, deux volumes in-8.
c Voyez ci-dessus, p. 9.