<293> souvenir de ma défunte sœur. J'aurais sûrement mêlé les miennes aux vôtres, si j'avais été présent à cette scène touchante. Soit faiblesse, soit adulation outrée, j'ai exécuté pour cette sœur ce que Cicéron projetait pour sa Tullie.a Je lui ai érigé un templeb dédié à l'Amitié; sa statue se trouve au fond, et chaque colonne est chargée d'un mascaron contenant le buste des héros de l'amitié. Je vous en envoie le dessin. Ce temple est placé dans un des bosquets de mon jardin. J'y vais souvent me rappeler mes pertes, et le bonheur dont je jouissais autrefois.
Il y a plus d'un mois que je suis de retour de mes voyages. J'ai été en Prusse abolir le servage, réformer des lois barbares, en promulguer de plus raisonnables, ouvrir un canal qui joint la Vistule, la Netze, la Warthe, l'Oder et l'Elbe, rebâtir des villes détruites depuis la peste de 1709, défricher vingt milles de marais, et établir quelque police dans un pays où ce nom même était inconnu. De là j'ai été en Silésie consoler mes pauvres ignatiens des rigueurs de la cour de Rome,c corroborer leur ordre, en former un corps de diverses provinces où je les conserve, et les rendre utiles à la patrie en dirigeant leurs écoles pour l'instruction de la jeunesse, à laquelle ils se voueront entièrement. De plus, j'ai arrangé la bâtisse de soixante villages dans la Haute-Silésie, où il restait des terres incultes; chaque village a vingt familles. J'ai fait faire des grands chemins dans les montagnes pour la facilité du commerce, et rebâtir deux villes brûlées; elles étaient de bois, elles seront de briques, et même de pierres de taille tirées des montagnes.
Je ne vous parle point des troupes; cette matière est trop prohibée à Ferney pour que je la touche.
a Lettres de Cicéron à Atticus, livre XII, lettres 18, 35, 36, 37, 38, etc.
b A Potsdam, en 1768. Le Temple de l'Amitié, poëme de Voltaire, est de l'an 1732. Voyez ses Œuvres, t. XII, p. 33-37.
c Clément XIV avait aboli l'ordre des jésuites le 21 juillet 1773.