338. A VOLTAIRE.15-a

(Buttstedt) 9 octobre 1757.

Je suis homme, il suffit, et, né pour la souffrance,
Aux rigueurs du destin j'oppose ma constance.

Mais, avec ces sentiments, je suis bien loin de condamner Caton et Othon. Le dernier n'a eu de beau moment en sa vie que celui de sa mort.

Croyez que si j'étais Voltaire,
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais voltiger la fortune légère,
Et m'en moquerais aujourd'hui.
Je connais l'ennui des honneurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Ces misères de toute espèce,
Et ces détails de petitesse,
Dont il faut s'occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poëte et souverain.
Quand du ciseau fatal en tranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain

<16>

De vivre, après ma mort, au temple de Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l'histoire.
Nos destins sont-ils donc si beaux?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des grands la pompe et les travaux.
Ainsi la fortune volage
N'a jamais causé mes ennuis.
Soit qu'elle me flatte, ou m'outrage,
Je dormirai toutes les nuits,
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état fait notre loi;
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire, dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner en paix à la vertu du sage,
Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en roi.16-a


15-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 257 et 258.

16-a On trouve une autre leçon de ces vers t. XIV, p. 133 et 134. Quant à la pensée exprimée dans les trois derniers, voyez t. VII, p. 98; t. XII, p. 47, 56-63, 115, 116, 195, 206 et 245; t. XIX, p. 88, 92, 145 et 146, 211, 225, 227, 228, 229 et 273; et t. XX, p. 305 et 313.