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367. DU MÊME.66-a

(1759.)

Dans quelque état que vous soyez, il est très-sûr que vous êtes un grand homme. Ce n'est pas pour ennuyer V. M. que je lui écris, c'est pour me confesser, à condition qu'elle me donnera absolution. Je vous ai trahi; voici le fait. Vous m'avez écrit une lettre moitié dans le goût de Marc-Aurèle, votre patron, moitié dans le goût de Martial et de Juvénal, votre autre patron. Je la montrai d'abord à une petite Française minaudière de la cour de France, qui est venue, comme les autres, à Genève, au temple d'Esculape, pour se faire guérir par le grand Tronchin, très-grand en effet, car il est haut de six pieds, beau et bien fait; et si monseigneur le prince Ferdinand, votre frère, était femme, il viendrait se faire guérir comme les autres. Cette minaudière est, comme je crois l'avoir dit à V. M., la bonne amie d'un certain duc, d'un certain ministre; elle a beaucoup d'esprit, et son ami aussi. Elle fut enchantée, elle baisa votre lettre, et vous aurait fait pis, si vous aviez été là. Envoyez cela sur-le-champ à mon ami, dit-elle; il vous aime dès son enfance, il admire le roi de Prusse, il ne pense en rien comme les autres, il voit clair, il est de la vraie chevalerie qui réunit l'esprit et les armes. La dame en dit tant, que je copiai votre lettre, en retranchant très-honnêtement tout le Martial et tout le Juvénal, et laissant fidèlement tout le Marc-Aurèle, c'est-à-dire toute votre prose, dans laquelle pourtant votre Marc-Aurèle nous donne force coups de patte, et prétend que nous sommes ambitieux. Hélas! Sire, nous sommes de plaisantes gens pour avoir de l'ambition. Enfin je ne puis m'empêcher de vous envoyer la réponse qu'on m'a faite. Je puis bien trahir un duc et pair, ayant trahi un roi; mais, je vous en conjure, n'en faites semblant. Tâchez, Sire, de<67> déchiffrer l'écriture. On peut avoir beaucoup d'esprit et de très-bons sentiments, et écrire comme un chat.

Sire, il y avait autrefois un lion et un rat; le rat fut amoureux du lion, et alla lui faire sa cour. Le lion lui donna un petit coup de patte. Le rat s'en alla dans la souricière, mais il aima toujours le lion; et voyant un jour un filet qu'on tendait pour attraper le lion et le tuer, il en rongea une maille. Sire, le rat baise très-humblement vos belles griffes en toute humilité; il ne mourra jamais entre deux capucins comme a fait, à Bâle, un dogue de Saint-Malo; il aurait voulu mourir auprès de son lion. Croyez que le rat était plus attaché que le dogue.


66-a M. Beuchot a tiré cette lettre de l'édition de Bâle, t. II, p. 298-300.