392. AU MÊME.
Sans-Souci, 13 septembre 1766.
Vous n'avez pas besoin de me recommander les philosophes; ils seront tous bien reçus, pourvu qu'ils soient modérés et paisibles. Je ne peux leur donner ce que je n'ai pas. Je n'ai point le don des miracles, et ne puis ressusciter les bois du parc de Clèves, que les<123> Français ont coupés et brûlés; mais d'ailleurs ils y trouveront asile et sûreté.
Il me souvient d'avoir lu, dans ce livre brûlé dont vous me parlez, qu'il était imprimé à Berne; les Bernois ont donc exercé une juridiction légitime sur cet ouvrage. Ils ont brûlé des conciles, des controverses, des fanatiques et des papes; à quoi j'applaudis fort, en qualité d'hérétique. Ce ne sont que des niaiseries, en comparaison de ce qui vient de se passer à Abbeville. Rôtir des hommes passe la raillerie; jeter du papier au feu, c'est humeur.
Vous devriez, par représailles, faire un auto-da-fé à Ferney, et condamner aux flammes tous les ouvrages de théologie et de controverse de votre voisinage, en rassemblant autour du brasier des théologiens de toute secte pour les régaler de ce doux spectacle. Pour moi, dont la foi est tiède, je tolère tout le monde, à condition qu'on me tolère, moi, sans m'embarrasser même de la foi des autres.
Vos missionnaires dessilleront les yeux à quelques jeunes gens qui les liront ou les fréquenteront. Mais que de bêtes, dans le monde, qui ne pensent point! que de personnes livrées au plaisir, que le raisonnement fatigue! que d'ambitieux occupés de leurs projets! sur ce grand nombre, combien peu de gens aiment à s'instruire et à s'éclairer! Le brouillard épais qui aveuglait l'humanité aux dixième et treizième siècles est dissipé; cependant la plupart des yeux sont myopes; quelques-uns ont les paupières collées.
Vous avez en France les convulsionnaires; en Hollande on connaît les fils, ici les piétistes. Il y aura de ces espèces-là tant que le monde durera, comme il se trouve des chênes stériles dans les forêts, et des frelons près des abeilles.
Croyez que si des philosophes fondaient un gouvernement, au bout d'un demi-siècle le peuple se forgerait des superstitions nouvelles, et qu'il attacherait son culte à un objet quelconque qui frapperait les sens; ou il se ferait de petites idoles, ou il révérerait le<124> tombeau de ses fondateurs, ou il invoquerait le soleil, ou quelque absurdité pareille l'emporterait sur le culte pur et simple de l'Être suprême.
La superstition est une faiblesse de l'esprit humain; elle est inhérente à cet être; elle a toujours été, elle sera toujours. Les objets d'adoration pourront changer comme vos modes de France; mais que m'importe qu'on se prosterne devant une pâte de pain azyme, devant le bœuf Apis, devant l'arche d'alliance, ou devant une statue? Le choix ne vaut pas la peine; la superstition est la même, et la raison n'y gagne rien.
Mais de se bien portera soixante-dix ans, d'avoir l'esprit libre, d'être encore l'ornement du Parnasse à cet âge, comme dans sa première jeunesse, cela n'est pas indifférent. C'est votre destin; je souhaite que vous en jouissiez longtemps, et que vous soyez aussi heureux que le comporte la nature humaine. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.