402. A VOLTAIRE.
Potsdam, 24 mars 1767.
Je vous plains de ce que votre retraite est entourée d'armes; il n'est donc aucun séjour à l'abri du tumulte! Qui croirait qu'une république dût être bloquée par des voisins qui n'ont aucun empire sur elle? Mais je me flatte que cet orage passera, et que les Génevois ne se roidiront pas contre la violence, ou que le ministère français modérera sa fougue.
<146>Vous voulez savoir le mot du conte? Il ne regarde que moi. Ce conte fut fait l'an 1761, et convenait assez à ma situation, telle qu'elle était alors. J'ai corrigé cet ouvrage depuis la paix, et je vous l'ai envoyé. Je suis si ennuyé de la politique, que je la mets de côté dans mes moments de loisir et d'étude; je laisse cet art conjectural à ceux dont l'imagination aime à s'élancer dans l'immense abîme des probabilités.146-a
Ce que je sais de l'impératrice de Russie, c'est qu'elle a été sollicitée par les dissidents de leur prêter son assistance, et qu'elle a fait marcher des arguments munis de canons et de baïonnettes, pour convaincre les évêques polonais des droits que ces dissidents prétendent avoir.
Il n'est point réservé aux armes de détruire l'infâme; elle périra par le bras de la vérité et par la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je développe cette idée, voici ce que j'entends :
J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits où il y a le plus de couvents de moines sont ceux où le peuple est le plus aveuglément livré à la superstition; il n'est pas douteux que, si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède sur ces objets, qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s'agirait donc de détruire les cloîtres, au moins de commencer à diminuer leur nombre. Ce moment est venu, parce que le gouvernement français et celui d'Autriche sont endettés, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie pour acquitter les dettes, sans y parvenir. L'appât de riches abbayes et de couvents bien rentés est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites font à la population de leurs États, ainsi que l'abus du grand nombre de cuculatis qui remplissent leurs provinces, en même temps la facilité de payer en partie leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés qui n'ont point de successeurs, je crois qu'on les détermi<147>nerait à commencer cette réforme; et il est à présumer que, après avoir joui de la sécularisation de quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.
Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des philosophes, et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions populaires et le faux zèle des hypocrites qui voudraient s'y opposer.
Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du Patriarche de Ferney. C'est à lui, comme au père des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.
Le patriarche m'objectera peut-être ce que l'on fera des évêques; je lui réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher encore; qu'il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons dont les souverains disposeront, par la suite des temps, comme ils voudront.
La puissance des ecclésiastiques n'est que d'opinion; elle se fonde sur la crédulité des peuples. Éclairez ces derniers, l'enchantement cesse.
Après bien des peines, j'ai déterré le malheureux compagnon de La Barre; il se trouve porte-enseigne à Wésel, et j'ai écrit pour lui.
On me marque de Paris qu'on prépare au Théâtre français, avec appareil, la représentation des Scythes.147-a Vous ne vous contentez pas d'éclairer votre patrie, vous lui donnez encore du plaisir. Puissiez-vous lui en donner longtemps, et jouir dans votre doux asile des délices que vous avez procurées à vos contemporains, et qui s'étendront à la race future autant qu'il y aura des hommes qui aimeront les lettres, et d'âmes sensibles qui connaîtront la douceur de pleurer! Vale.
146-a Cet alinéa, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 43.
147-a Tragédie de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. VIII, p. 183-279.