426. A VOLTAIRE.
Potsdam, 30 octobre 1770.
Une mite qui végète dans le nord de l'Allemagne est un mince sujet d'entretien pour des philosophes qui discutent des mondes divers flottant dans l'espace de l'infini, du principe du mouvement et de la vie, du temps et de l'éternité, de l'esprit et de la matière, des choses possibles et de celles qui ne le sont pas. J'appréhende fort que cette mite n'ait distrait ces deux grands philosophes d'objets plus importants et plus dignes de les occuper. Les empereurs, ainsi que les rois, disparaissent dans l'immense tableau que la nature offre aux yeux des spéculateurs. Vous, qui réunissez tous les genres, vous descendez quelquefois de l'Empyrée; tantôt Anaxagore, tantôt Triptolème, vous<195> quittez le Portique pour l'agriculture, et vous offrez sur vos terres un asile aux malheureux. Je préférerais bien la colonie de Ferney, dont Voltaire est le législateur, à celle des quakers de Philadelphie, auxquels Locke donna des lois.
Nous avons ici des fugitifs d'une autre espèce; ce sont des Polonais qui, redoutant les déprédations, le pillage et les cruautés de leurs compatriotes, ont cherché un asile sur mes terres. Il y a plus de cent vingt familles nobles qui se sont expatriées pour attendre des temps plus tranquilles, et qui leur permettent le retour chez eux. Je m'aperçois de plus en plus que les hommes se ressemblent d'un bout de notre globe à l'autre, qu'ils se persécutent et se troublent mutuellement, autant qu'il est en eux; leur félicité, leur unique ressource est en quelques bonnes âmes qui les recueillent, et les consolent de leurs adversités.
Vous prenez aussi part à la perte que je viens de faire, à l'armée russe, de mon neveu de Brunswic; le temps de sa vie n'a pas été assez long pour lui laisser apercevoir ce qu'il pouvait connaître, ou ce qu'il fallait ignorer. Cependant, pour laisser quelques traces de son existence, il a ébauché un poëme épique : c'est la Conquête du Mexique par Fernand Cortez. L'ouvrage contient douze chants; mais la vie lui a manqué pour le rendre moins défectueux. S'il était possible qu'il y eût quelque chose après cette vie, il est certain qu'il en saurait à présent plus que nous tous ensemble. Mais il y a bien de l'apparence qu'il ne sait rien du tout. Un philosophe de ma connaissance, homme assez déterminé dans ses sentiments, croit que nous avons assez de degrés de probabilité pour arriver à la certitude que post mortem nihil est.195-a
Il prétend que l'homme n'est pas un être double, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, et que, dès que les ressorts usés se refusent à leur jeu, la machine se détruit, et ses<196> parties se dissolvent. Ce philosophe dit qu'il est bien plus difficile de parler de Dieu que de l'homme, parce que nous ne parvenons à soupçonner son existence qu'à force de conjectures, et que tout ce que notre raison peut nous fournir de moins inepte sur son sujet est de le croire le principe intelligent de tout ce qui anime la nature. Mon philosophe est très-persuadé que cette intelligence ne s'embarrasse pas plus de Mustapha que du Très-Chrétien, et que ce qui arrive aux hommes l'inquiète aussi peu que ce qui peut arriver à une taupinière de fourmis que le pied d'un voyageur écrase sans s'en apercevoir.
Mon philosophe envisage le genre animal comme un accident de la nature, comme le sable que les roues mettent en mouvement, quoique les roues ne soient faites que pour transporter rapidement un char. Cet étrange homme dit qu'il n'y a aucune relation entre les animaux et l'intelligence suprême, parce que de faibles créatures ne peuvent lui nuire, ni lui rendre service; que nos vices et nos vertus sont relatifs à la société; et qu'il nous suffit des peines et des récompenses que nous en recevons.
S'il y avait ici un sacré tribunal d'inquisition, j'aurais été tenté de faire griller mon philosophe pour l'édification du prochain; mais nous autres huguenots, nous sommes privés de cette douce consolation; et puis le feu aurait pu gagner jusqu'à mes habits. J'ai donc, le cœur contrit de ces discours, pris le parti de lui faire des remontrances. Vous n'êtes point orthodoxe, lui ai-je dit, mon ami; les conciles généraux vous condamnent unanimement; et Dieu le Père, qui a toujours les conciles dans ses culottes pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet porte la Somme de saint Thomas, s'en servira pour vous juger à la rigueur.196-a Mon raisonneur, au lieu<197> de se rendre à de si fortes semonces, repartit qu'il me félicitait de si bien connaître le chemin du paradis et de l'enfer, qu'il m'exhortait à dresser la carte du pays, et de donner un itinéraire pour régler les gîtes des voyageurs, surtout pour leur annoncer de bonnes auberges. Voilà ce qu'on gagne à vouloir convertir les incrédules. Je les abandonne à leurs voies; c'est le cas de dire : Sauve qui peut! Pour nous, notre foi nous promet que nous irons en ligne directe en paradis. Toutefois ne vous hâtez pas d'entreprendre ce voyage : un tiens dans ce monde-ci vaut mieux que dix tu l'auras dans l'autre. Donnez des lois à votre colonie génevoise, travaillez pour l'honneur du Parnasse, éclairez l'univers, envoyez-moi votre réfutation du Système de la nature, et recevez avec mes vœux ceux de tous les habitants du Nord et de ces contrées.
195-a Sénèque, Troades, acte II, v. 400.
196-a .... Unanimement, ainsi que le saint-père, qui a toujours les conciles à ses ordres pour les consulter au besoin, comme le docteur Tamponet sa Somme de saint Thomas; vous voyez, mon cher philosophe, qu'indubitablement vous serez quelque beau jour plongé dans la chaudière de Belzébuth. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 75.)