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436. AU MÊME.

Le 19 mars 1771.215-a

Quels agréments, quel feu tu possèdes encore!
Le couchant de tes jours surpasse leur aurore.
Quand l'âge injurieux mine et glace nos sens,
Nous perdons les plaisirs, les grâces, les talents;
Mais l'âge a respecté ta voix douce et légère;
Pour le malheur des sots il fit grâce à Voltaire.215-b

Ce petit compliment vous est dû; ou, pour mieux dire, c'est une merveille qui étonne l'Europe, ce sera un problème que la postérité aura peine à résoudre, que Voltaire, chargé de jours et d'années, a plus de feu, de gaîté, de génie, que cette foule de jeunes poëtes dont votre patrie abonde.

Votre impératrice sera sans doute flattée de l'Épître que vous lui adressez. Il est constant que ce sont des vérités; mais il n'est donné qu'à vous de les rendre avec autant de grâces. J'ai été fort surpris de me voir cité dans vos vers;215-c certes, je ne présumais pas de devenir un auteur grave.215-d Mon amour-propre vous en fait ses compliments. J'aurai bonne opinion de mes rapsodies tant que je les verrai enchâssées dans les cadres que vous leur savez si bien faire.

J'en viens à ce Mustapha que je n'aime pas plus que de raison; je ne m'oppose point à toutes les prétentions que vous pouvez former à son sérail; je crois même que, Constantinople pris, votre impéra<216>trice pourra vous faire la galanterie de transporter le harem de Stamboul à Ferney, pour votre usage. Il paraît cependant qu'il serait plus digne de ma chère alliée de donner la paix à l'Europe que d'allumer un embrasement général. Sans doute que cette paix se fera, que Mustapha en payera la façon; et la Grèce deviendra ce qu'elle pourra.

On se dit à l'oreille que la France a suscité ces troubles. On impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d'un ministre disgracié,216-a homme de génie, mais d'un esprit inquiet, qui croyait qu'en divisant et troublant l'Europe, il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l'ami de ce ministre, vous saurez ce qu'il en faut croire.

Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-Dieu des sept montagnes; un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : Les portes de l'enfer ne prévaudront point.216-b Et cela arrive dans ce siècle philosophique, dans ce dix-huitième siècle!

Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l'erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l'infâme; vous n'empêcherez jamais que les âmes faibles ne l'emportent en nombre sur les âmes fortes; chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre.216-c Un bigot à la tête d'un État, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l'Église, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.

Mais quel bavardage! Je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard; quand il badine, je raisonne; quand il s'égaye, je disserte. Sans doute, Bouhours216-d avait raison : mes chers compatriotes et moi,<217> nous n'avons que ce gros bon sens qui trotte par les rues. Ma faible chandelle s'éteint, et ce soupçon d'imagination dont je n'eus qu'une faible dose m'abandonne; ma gaîté me quitte, ma vivacité se perd. Conservez longtemps la vôtre; puissiez-vous, comme le bonhomme Saint-Aulaire,217-a faire des vers à cent ans, et moi les lire! c'est ce que je prie Apollon de vous accorder.

Les princes de Suède n'iront point à Ferney; l'aîné est devenu roi, et se hâte d'occuper le trône que la mort de son père lui laisse. Pour le pauvre d'Argens, il a cessé de parler, de penser et d'écrire. C'est mon maréchal des logis; il est allé me préparer une demeure dans le pays des rêve-creux, où probablement nous nous rassemblerons tous.


215-a Le 18 mars 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 140.)

215-b Ces deux derniers vers sont remplacés dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 137, par ceux-ci :
     

Mais, surchargé d'hivers, Voltaire est, à l'entendre,
Tel qu'on dit le phénix, qui renaît de sa cendre.

215-c Dans son Épître à l'impératrice de Russie (Œuvres, t. XIII, p. 311), Voltaire cite le vers suivant des Œuvres de Frédéric (t. X, p. 63) :
     

Lorsqu'Auguste buvait, la Pologne était ivre.

215-d Voyez t. XIX, p. 254, et t. XXII, p. 169.

216-a Le duc de Choiseul. Voyez t. XIV, p. 278.

216-b Saint Matthieu, chap. XVI, v. 18.

216-c La Fontaine a dit, dans

La Chatte métamorphosée en femme

 :

Qu'on lui ferme la porte au nez,
Il reviendra par les fenêtres.

216-d Le père Bouhours, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, 1671, pose cette question : Si un Allemand peut avoir de l'esprit? Voyez t. XIV, p. 256.

217-a Le marquis de Saint-Aulaire mourut en 1742, âgé de près de cent ans, ou, selon d'autres, de cent deux. Les plus jolis vers qu'on ait de lui datent d'un temps où il était plus que nonagénaire. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIX, p. 193 et 194.