460. DE VOLTAIRE.
Ferney, 8 décembre 1772.
Sire, votre très-plaisant poëme sur les confédérés m'a fait naître l'idée d'une fort triste tragédie, intitulée Les Lois de Minos, qu'on va siffler incessamment chez les Velches. Vous me demanderez comment un ouvrage aussi gai que le vôtre a pu se tourner chez moi en source d'ennui. C'est que je suis loin de vous; c'est que je n'ai plus l'honneur de souper avec vous; c'est que je ne suis plus animé par vous; c'est que les eaux les plus pures prennent le goût du terroir par où elles passent.
Cependant, comme les confédérés de Crète ont quelque ressemblance avec ceux de Pologne, et encore plus avec ceux de Suède, je prendrai la liberté de mettre à vos pieds la soporative tragédie, par la voie de la poste, dans quelques jours; et je demande bien pardon à V. M., par avance, de l'ennui que je lui causerai. Mais il n'y a point<260> de roi qui ne puisse aisément se préserver de l'ennui en jetant au feu un plat ouvrage.
Je suis fidèle à mon café, dont j'use depuis soixante-dix ans, et je le prends à présent dans vos belles tasses; mais ni le café ni votre porcelaine ne donnent du génie; ils n'empêchent point qu'on n'endorme Frédéric le Grand.
Nous attendons un bon ouvrage auquel vous présidez; c'est celui de la paix entre la Russie et la Turquie, ouvrage que certains critiques ont voulu, dit-on, faire tomber.
J'ignore quel est ce M. Basilikoff dont on parle tant; il faut que ce soit un auteur d'un grand mérite, et qui ait un style bien vigoureux. V. M. a bien raison, en faisant si bien ses affaires, de rire des faiblesses humaines; elle est au comble de la gloire et de la félicité, supposé que tout cela rende heureux; car il faut surtout la santé pour le bonheur. Je me flatte qu'elle n'a point d'accès de goutte cet hiver. Un héros, un législateur, un poëte charmant, un homme de tous les génies n'est point heureux quand il a la goutte, quoi qu'en disent les stoïciens.
Mon contemporain Thieriot est mort.260-a J'ai peur qu'il ne soit difficile à remplacer; il était tout votre fait.
J'ai reçu une lettre d'un de vos officiers, nommé Morival, qui est à Wésel; il me marque qu'il est pénétré de vos bontés, et qu'il voudrait donner tout son sang pour V. M. Vous savez que ce Morival est d'Abbeville, qu'il est fils d'un certain président d'Étallonde, le plus avare sot d'Abbeville; vous savez qu'à l'âge de dix-sept ans il fut condamné avec le chevalier de La Barre par des monstres velches au plus horrible supplice, pour avoir chanté une chanson, et n'avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins. Cela est digne de la nation des tigres-singes qui a fait la Saint-Barthélémy; cela était digne de Thorn en 1724; et cela n'arrivera jamais dans vos États. Quelque<261> moine d'Oliva en gémira peut-être, et vous damnera tout bas pour abandonner la cause du Seigneur. Pour moi, je vous bénis, et je frémis tous les jours de l'exécrable aventure d'Abbeville.
J'ose dire à V. M. que je crois Morival digne d'être employé dans vos armées, et que je voudrais que, par ses services et par son avancement, il pût confondre les tigres-singes qui ont été coupables envers lui d'un si exécrable fanatisme. Je voudrais le voir à la tête d'une compagnie de grenadiers dans les rues d'Abbeville, faisant trembler ses juges, et leur pardonnant. Pour moi, je ne leur pardonne pas, j'ai toujours cette abomination sur le cœur; il faut que je relise quelques-unes de vos Épîtres en vers pour reprendre un peu de gaîté.
Je me mets à vos pieds, Sire, avec l'enthousiasme que j'ai toujours eu pour vous.
Le vieux malade.
260-a Voyez t. XIII, p. 108; t. XVI, p. 251, 268 et 269; et t. XXI, p. 27.