501. A VOLTAIRE.
Berlin, 28 décembre 1774.339-a
Non, vous ne mourrez point; je n'y puis consentir.339-bVous vivrez, et vous verrez la fin du procès de d'Étallonde; mais je ne garantirai pas qu'ils le jugent.339-c Si cependant cet ancien parlement ne veut pas déshonorer son rétablissement, il doit prononcer en faveur de l'innocence, et d'Étallonde vous aura la double obligation d'avoir rétabli sa mémoire, sa fortune, et de lui avoir fourni, <340>par le moyen de l'instruction, de quoi former et perfectionner ses talents.
Je vous remercie des dessins que vous m'envoyez, surtout de celui de votre jardin, pour me faire une idée des lieux que votre beau génie rend célèbres, et que vous habitez.
Vous me parlez d'un jeune homme qui a été page chez moi, qui a quitté le service pour aller en France, où, pour trouver protection, il a épousé, je crois, une parente de la Du Barri. Si Louis XV n'était pas mort, il aurait joué un rôle subalterne dans ce royaume; mais actuellement il a beaucoup perdu; il est fort éventé, et je doute qu'il se soutienne à la longue. Avec une bonne dose d'effronterie, il s'est annoncé comme homme à talents; on l'en a cru d'abord sur sa parole. Il lui faut une quinzaine de printemps pour qu'il parvienne à maturité; il se peut alors qu'il devienne quelque chose.
Les siècles où les nations produisent des Turenne, des Condé, des Colbert, des Bossuet, des Bayle, et des Corneille, ne se suivent pas de proche en proche : tels furent ceux des Périclès, des Cicéron, des Louis XIV. Il faut que tout prépare les esprits à cette effervescence. Il semble que ce soit un effort de la nature, qui se repose après avoir prodigué tout à la fois sa fécondité et son abondance. Point de souverain qui puisse contribuer à l'avénement d'une époque aussi brillante. Il faut que la nature place les génies de telle sorte, que ceux qui les ont reçus puissent les employer dans la place qu'ils auront à occuper dans le monde. Et souvent les génies déplacés sont comme des semences étouffées qui ne produisent rien.
Dans tout pays où le culte de Plutus l'emporte sur celui de Minerve, il faut s'attendre à trouver des bourses enflées et des têtes vides. L'honnête médiocrité convient le mieux aux États; les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas qu'une république comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours; mais, en prenant un juste milieu entre le besoin et le superflu, le caractère na<341>tional conserve quelque chose de plus mâle, de plus propre à l'application, au travail, et à tout ce qui élève l'âme. Les grands biens font ou des ladres, ou des prodigues.
Vous me comparerez peut-être au renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins auxquels il ne pouvait atteindre. Non, ce n'est pas cela, mais341-a des réflexions que la connaissance de l'histoire et ma propre expérience me fournissent. Vous m'objecterez que les Anglais sont opulents, et qu'ils ont produit de grands hommes. J'en conviens; mais les insulaires ont en général un autre caractère que ceux du continent; et les mœurs anglaises sont moins molles que celles des autres Européens. Leur genre de gouvernement diffère encore du nôtre; et tout cela, joint ensemble, forme d'autres combinaisons; sans mettre en considération que ce peuple, étant marin par état, doit avoir des mœurs plus dures que ce qui se voit chez nous autres animaux terrestres.
Ne vous étonnez pas de la tournure de cette lettre; l'âge amène les réflexions, et le métier que je fais m'oblige de les étendre le plus qu'il m'est possible.
Cependant toutes ces réflexions me ramènent à faire des vœux pour votre conservation. Vous êtes le dernier rejeton du siècle de Louis XIV, et si nous vous perdons, il ne reste en vérité rien de saillant dans la littérature de toute l'Europe. Je souhaite que vous m'enterriez, car, après votre mort, nihil est.
C'est avec ces sentiments que le Philosophe de Sans-Souci salue le Patriarche de Ferney. Vale.
Je viens de recevoir les dessins de d'Étallonde, et j'ai examiné Ferney avec autant de soin que j'en aurais mis à examiner Charlottenbourg, et cela, par l'unique raison que vous l'habitez.
339-a Le 27 décembre 1774. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 245.) La traduction allemande, t. X, p. 77, porte la date du 24 décembre.
339-b Non, tu ne mourras point; je n'y puis consentir.
Iphigénie
, acte I, scène I.339-c Qu'il le gagne. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 241.)
341-a C'est le fruit des réflexions. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 243 et 244.)