508. A VOLTAIRE.
Potsdam, 12 février 1775.351-a
Votre muse est dans son printemps,
Elle en a la fraîcheur, les grâces;
Et les hivers, les froides glaces,
N'ont point fané les fleurs qui font ses ornements.
Ma muse sent le poids des ans;
Apollon me dédaigne; une lourde Minerve,
A force d'animer ma verve,
En tire des accords faibles et languissants.
Pour vous, le dieu du jour, Apollon votre père.
Vous obombra de ses rayons,
De ce feu pur, élémentaire,
Dont l'ardeur vous soutient en toutes les saisons.
Le feu que jadis Prométhée
Ravit au souverain des dieux.
Ce mobile divin dont l'âme est excitée,
M'abandonne, et s'élance aux cieux.
Le génie éleva votre vol au Parnasse;
Au chantre de Henri le Grand,
Au-dessus d'Homère et d'Horace,
Les Muses et les dieux assignèrent le rang.
Mars, auquel je vouai ma jeunesse imprudente,
M'éblouit par l'éclat de ses brillants héros;
Mais, usé par ses durs travaux,
Je vieillis avant mon attente.
Quand nos foudres d'airain répandent la terreur,
Que la mort suit de près le tonnerre qui gronde.
Héros de la Raison, vous écrasez l'Erreur,
Et vos chants consolent le monde.
Un guerrier vieillissant, fût-il même Annibal.
En paix voit sa gloire éclipsée;
Ainsi qu'une lame cassée,352-a
On le laisse rouiller au fond d'un arsenal.
Si le destin jaloux n'eût terminé son rôle,
On aurait vu le Tasse, en dépit des censeurs.
Triompher dans ce Capitole
Où jadis les Romains couronnaient les vainqueurs.
Mais quel spectacle, ô ciel! je vois pâlir l'Envie;
Furieuse, elle entend, chez les Sybaritains,
Que la voix de votre patrie
Vous rappelle à grands cris des monts helvétiens.
Hâtez vos pas, volez au Louvre;
Je vois d'ici la pompe et le jour solennel
Où la main de Louis vous couvre,
Aux vœux de ses sujets, d'un laurier immortel.
Je compte de recevoir bientôt de vos lettres datées de Paris. Croyez-moi, il vaut mieux faire le voyage de Versailles que celui de la vallée de Josaphat. Mais voici une seconde lettre qui me survient; on me demande de quel officier elle est. C'est, dis-je, du lieutenant-général Voltaire, qui m'envoie quelque plan de son invention. Vous passerez pour l'émule de Vauban; dans la suite on construira des bastions, des ravelins et des contre-gardes à la Voltaire, et l'on attaquera les places selon votre méthode.
Pour le pauvre d'Étallonde, je n'augure pas bien de son affaire, à moins que votre séjour à Paris, et le talent de persuader que vous possédez si supérieurement, n'encouragent quelques âmes vertueuses à vous assister. Mais le parlement ne voudra pas obtempérer; revêche à l'égard de son réinstituteur353-a Maurepas, que ne sera-t-il pas envers vous!
Je viens de lire votre traduction du Tasse,353-b qu'un heureux hasard a fait tomber en mes mains. Si Boileau avait vu cette traduction, il aurait adouci la sentence rigoureuse qu'il prononça contre le Tasse.353-c Vous avez même conservé les paragraphes qui répondent aux stances de l'original. A présent l'Europe ne produit rien; il semble qu'elle se repose, après avoir fourni de si abondantes moissons les siècles passés. Il paraît une tragédie de Dorat;353-d le sujet m'a paru fort embrouillé. L'intérêt partagé entre trois personnes, et les passions n'étant qu'ébauchées, m'ont laissé froid à la lecture. Peut-être l'art des comédiens <354>supplée-t-il à ces défauts, et que l'impression en est différente au spectacle. Pepin, votre maire du palais, en est le héros; il y a des situations susceptibles de pathétique; elles ne sont pas naturellement amenées, et il me semble que le poëte manque de chaleur. Vous nous avez gâtés;354-a quand on est accoutumé à vos ouvrages, on se révolte contre ceux qui n'ont ni les mêmes beautés, ni les mêmes agréments. Après cet aveu que je fais au nom de l'Europe, jugez combien je m'intéresse à votre conservation, et combien le Philosophe de Sans-Souci souhaite de bénédictions à l'Épictète de Ferney. Vale.
P. S. Vous voulez avoir mon vieux portrait? Je l'ai commandé incessamment pour vous satisfaire; c'est cependant ce que je puis vous envoyer de plus mauvais de ce pays.354-b
351-a Le 11 février 1775. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 254.)
352-a Ainsi qu'une lance cassée. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 251.)
353-a Restituteur. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 253.)
353-b Cette traduction n'est point de Voltaire, mais de Lebrun.
353-c Art poétique, chant III, v. 209-216.
353-d Les Deux Reines, drame en prose, imprimé en 1769. L'auteur en fit depuis son Adélaïde de Hongrie, tragédie en cinq actes et en vers, 1774.
354-a Vous nous avez gâté le goût. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 253.)
354-b Ce post-scriptum, omis dans l'édition de Kehl, est tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 254.