513. AU MÊME.
Potsdam, 26 mars 1775.
Non, vous n'entendrez plus les aigres sifflements
Des monstres que nourrit l'Envie;
J'étouffe leurs cris discordants
Par l'éloge de votre vie.
J'irai vous cueillir de ma main
Des fleurs dans les bosquets de Flore,
Pour en parsemer le chemin
Que l'aveugle arrêt du Destin
Veut bien vous réserver encore.
Vous avez charmé mon loisir;
J'ai pu vous voir et vous entendre;
Tous vos vers sont à moi, car j'ai su les apprendre.
D'un cœur reconnaissant le plus ardent désir
Est qu'ayant par vos soins reçu tant de plaisir,
Je puisse à mon tour vous en rendre.
Le pauvre Protée dont vous faites l'éloge n'est qu'un dilettante, espèce de gens qu'on appelle ainsi en Italie, amateurs des arts et des sciences, n'en possédant que la superficie, mais qui pourtant sont rangés dans une classe supérieure à ceux qui sont totalement ignorants.
Je me suis enfin procuré les sept Dialogues, et j'en ai approfondi toute l'histoire. L'auteur de cet ouvrage est un Anglais, nommé Lindsey, théologien de profession, et précepteur du jeune prince Poniatowski, neveu du roi de Pologne. C'est à l'instigation des Czartoryski, oncles du Roi, qu'il a composé sa satire en anglais.
L'ouvrage achevé, on s'est aperçu que personne ne l'entendrait en Pologne, s'il n'était traduit en français; ce qui s'est exécuté tout de suite. Mais comme le traducteur n'était pas habile, on envoya les Dialogues à un certain Gérard, à Danzig, qui pour lors y était consul de France, et qui à présent est commis de bureau aux affaires étrangères, auprès de M. de Vergennes. Ce Gérard, qui a de l'esprit, mais qui me fait l'honneur de me haïr cordialement, a retouché ces Dialogues, et les a mis dans l'état où on les a vus paraître. J'en ai beaucoup ri; il y a par-ci par-là des grossièretés et des platitudes insipides, mais il y a des traits de bonne plaisanterie. Je n'irai point ferrailler à coups de plume contre ce sycophante. Il faut s'en tenir à ce que disait le cardinal Mazarin : « Laissons chanter les Français, pourvu qu'ils nous laissent faire. »363-a
Je reviens au pauvre d'Étallonde, dont l'affaire ne m'a pas l'air de tourner avantageusement; comme je lui ai procuré son premier asile, <364>je serai sa dernière ressource. Un ingénieur formé sous les yeux de Voltaire est un phénix à mes yeux. Pour cette bataille dont il a tracé le plan, il y a si longtemps qu'elle s'est donnée, qu'à peine je m'en ressouviens. D'Étallonde pourra vous servir à conduire les travaux au siége de l'infâme, à former les batteries des balistes et des catapultes, pour faire écrouler entièrement la tour de la superstition, dernier asile des vieilles femmes et des tonsurés.364-a
Je vois que vous préférez le séjour de Ferney à celui de Versailles; vous le pouvez faire sans risque. Les distinctions que vous pourriez recevoir de votre ingrate patrie tourneraient plus à son honneur qu'au vôtre. Vous ne recevrez pas l'immortalité comme un don; vous vous l'êtes donnée vous-même.
Les bonnes intentions de la reine de France font cependant son éloge : il est beau qu'une jeune princesse pense à réparer les torts d'une nation dont elle occupe le trône, surtout qu'elle rende justice au mérite éclatant.
Ce portrait que vous avez voulu avoir, et qui est plus propre à déparer qu'à orner un appartement, vous le recevrez par Michelet. Je voulais qu'on lui mît un habit d'anachorète; cela n'a pas été exécuté. Si ce portrait pouvait parler, il vous dirait que personne ne vous souhaite plus de bénédictions ni ne s'intéresse plus à votre conservation que le Philosophe de Sans-Souci. Vale.
363-a Voyez ci-dessus, p. 221.
364-a Ce passage rappelle la Facétie à M. de Voltaire, rêve, composée par Frédéric en 1770. Voyez t. XV, p. III et 23-28, et ci-dessus, p. 201, 204 et 205.