525. DE VOLTAIRE.
Ferney, 19 juillet 1775.
Sire, il n'y a point de vertu, soit tranquille, soit agissante, soit douce, soit fière, soit humaine, soit héroïque, qui ne soit à votre<385> usage. Vous voilà occupé du soin d'amuser votre famille, après avoir donné une cinquantaine de batailles. Vous faites paraître devant vous Le Kain et Aufresne. Paul-Émile disait que le même esprit servait à ordonner une fête, et à battre le roi Persée.385-a Vous êtes supérieur à tout dans la guerre et dans la paix.
Je vous remercie de vouloir bien occuper un petit coin de votre immensité à protéger d'Étallonde Morival, et à réparer le crime de ses assassins; cela était digne de V. M. Le grand Julien, le premier des hommes après Marc-Aurèle, en usait à peu près ainsi; et d'ailleurs il ne vous valait pas.
La bonté que vous avez pour Morival est un grand exemple que vous donnez à notre nation. Elle commence à se débarbouiller; presque tout notre ministère est composé de philosophes. L'abbé Galiani a soutenu que Rome ne pourrait jamais reprendre un peu de splendeur que quand il y aurait un pape athée. Du moins, il est bien certain qu'un athée, successeur de saint Pierre, vaudrait beaucoup mieux qu'un pape superstitieux.
Nous espérons en France que la philosophie, qui est auprès du trône, sera bientôt dedans; mais ce n'est qu'une espérance; elle est souvent trompeuse. Il y a tant de gens intéressés à soutenir l'erreur et la sottise, il y a tant de dignités et de richesses attachées à ce métier, qu'il est à craindre que les hypocrites ne l'emportent toujours sur les sages. Votre Allemagne elle-même n'a-t-elle pas fait des souverains de vos principaux ecclésiastiques? Quel est l'électeur et l'évêque parmi vous qui prendra le parti de la raison contre une secte qui lui donne quatre ou cinq millions de rente? Il faudrait bouleverser la terre entière pour la mettre sous l'empire de la philosophie. La seule ressource qui reste donc au sage, c'est d'empêcher que les fanatiques ne deviennent trop dangereux; c'est ce que vous faites par<386> la force de votre génie, et par la connaissance que vous avez des hommes.
Vivez longtemps, Sire, et donnez de nouveaux exemples à la terre.
Des gazettes ont dit que Pöllnitz était mort; c'est dommage; cela me fait craindre pour mylord Marischal, qui vaut mieux que lui, et qui ne s'éloigne pas de son âge. Pour moi, je suis soutenu par les consolations que vous daignez me donner; et ma plus grande, en mourant, sera de songer que je vous laisse dans le monde, plein de vie et de gloire.
Je supplie V. M. de daigner me mander si je dois renvoyer Morival à Wésel, ou l'adresser à Potsdam.
Qu'elle daigne agréer mes remercîments, mon admiration et mon respect.
385-a Plutarque, Vie de Paul-Émile, chap. XXVIII.