542. A VOLTAIRE.
Potsdam, 19 mars 1776.419-b
Il est vrai, comme vous le dites, que les chrétiens ont été les plagiaires grossiers des fables qu'on avait inventées avant eux. Je leur pardonne encore les vierges en faveur de quelques beaux tableaux que les peintres en ont faits; mais vous m'avouerez cependant que jamais l'antiquité, ni quelque autre nation que ce soit, n'a imaginé une absurdité plus atroce et plus blasphématoire que celle de manger son Dieu. C'est le dogme le plus révoltant, le plus injurieux à l'Être suprême, le comble de la folie et de la démence. Les gentils, il est vrai, faisaient jouer à leurs dieux des rôles assez ridicules, en leur prêtant toutes les passions et les faiblesses humaines. Les Indiens font incarner trente fois leur Sommona-Codom;419-c à la bonne heure. Mais tous ces peuples ne mangeaient point les objets de leur<420> adoration. Il n'aurait été permis qu'aux Égyptiens de dévorer leur dieu Apis. Et c'est ainsi que les chrétiens traitent l'autocrateur de l'univers.
Je vous abandonne, ainsi qu'à l'abbé Pauw, les Chinois, les Indiens et les Tartares. Les nations européennes me donnent tant d'occupation, que je ne sors guère, avec mes méditations, de cette partie la plus intéressante de notre globe. Cela n'empêche pas que je n'aie lu avec plaisir les dissertations que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Comment recevrait-on autrement ce qui sort de votre plume? L'abbé Pauw prétend savoir que l'empereur Kien-Long est mort,420-a que son fils gouverne à présent, et que le défunt empereur a exercé d'énormes cruautés envers les jésuites. Peut-être veut-il que je prenne fait et cause contre Kien-Long, d'autant plus qu'il sait combien je protége les débris du troupeau de saint Ignace. Mais je demeure neutre, plus occupé d'apprendre si la colonie de Penn continuera de pratiquer ses vertus pacifiques, ou si, tout quakers qu'ils sont, ils voudront défendre leur liberté, et combattre pour leurs foyers. Si cela arrive, comme il est apparent, vous serez obligé de convenir qu'il est des cas où la guerre devient nécessaire, puisque les plus humains de tous les peuples la font.
Ammien-Marcellin doit être bien près de Ferney, à compter le temps qu'on vous l'a expédié. Nos académiciens conviennent tous que c'est un des auteurs de l'antiquité les plus difficiles à traduire, à cause de son obscurité. Il est sûr que, si d'ailleurs nous ne surpassons pas les anciens en autre chose, du moins écrit-on mieux dans ce siècle qu'à Rome après les douze Césars. La méthode, la clarté, la netteté, règnent dans tous les ouvrages, et l'on ne s'égare pas dans des épisodes, comme les Grecs en avaient l'habitude.
Je n'aime point les auteurs qu'on admire en bâillant, fussent-ils<421> même empereurs de la Chine. Mais j'aime ceux qu'on lit et qu'on relit toujours volontiers, comme les ouvrages d'un certain patriarche de Ferney, dont l'antiquité nous fournit quelques-uns de la même trempe.
Il faut, par toutes ces raisons, que vous ne mouriez point, et que, tandis que le parlement, qui radote, vous brûle à Paris, vous preniez de nouvelles forces pour confondre les tuteurs des rois, et ceux qui empoisonnent les âmes du venin de la superstition. Ce sont les vœux d'un pauvre goutteux qui se réjouit de sa convalescence, jouissant par là du plaisir de vous admirer encore. Vale.
419-b Le 9 mars 1776. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 318.)
419-c Le dieu des Siamois.
420-a Kien-Long ne mourut que le 7 février 1799, âgé de quatre-vingt-sept ans passés; il abdiqua en faveur de son fils en 1796.