550. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 8 novembre 1776.

Sire, vous m'avez envoyé un ouvrage bien rare, car tout y est vrai. C'est au philosophe d'Alembert à remercier en vers V. M. philosophique. Hélas! ce ne sont pas mes quatre-vingt-deux ans qui m'empêchent de vous dire en vers que vous avez raison; c'est que j'éprouve depuis plus de deux mois ce que vous dites dans votre belle Épître :

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Et la pourpre et la bure éprouvent le malheur;
L'un pleure sur le trône, et l'autre en sa chaumière.435-a

Si je ne pleure pas dans ma chaumière, attendu que je suis trop sec, j'ai du moins de quoi pleurer; messieurs de Nazareth ne rient point comme messieurs du rivage de la mer Baltique; ils persécutent les gens sourdement et cruellement; ils déterrent un pauvre homme dans sa tanière, et le punissent d'avoir ri autrefois à leurs dépens. Tous les malheurs qui peuvent accabler un pauvre homme ont fondu sur moi à la fois, procès, pertes de biens, tourments du corps, tourments de ce qu'on appelle âme; je suis absolument l'autre dans sa chaumière; mais pardieu, Sire, vous n'êtes pas l'un qui pleurez sur le trône; vous tâtâtes un moment de l'adversité, il y a bien des années; mais avec quel courage, avec quelle grandeur d'âme vous avalâtes le calice! Comme ces épreuves servirent à votre gloire! comme, dans tous les temps, vous avez été par vous-même au-dessus du reste des hommes! Je n'ose lever les yeux vers vous du sein de ma décrépitude et du fond de ma misère. Je ne sais plus où j'irai mourir. M. le duc de Würtemberg régnant, oncle de la princesse que vous venez de marier si bien, me doit quelque argent435-b qui aurait servi à me procurer une sépulture honnête; il ne me paye point, ce qui m'embarrassera beaucoup quand je serai mort. Si j'osais, je vous demanderais votre protection auprès de lui; mais je n'ose pas; j'aimerais mieux avoir V. M. pour caution.

Sérieusement parlant, je ne sais pas où j'irai mourir. Je suis un petit Job ratatiné sur mon fumier de Suisse; et la différence de Job à moi, c'est que Job guérit, et finit par être heureux. Autant en ar<436>riva au bonhomme Tobie, égaré comme moi dans un canton suisse du pays des Mèdes; et le plaisant de l'affaire est qu'il est dit dans la sainte Écriture que ses petits-enfants l'enterrèrent avec allégresse;436-a apparemment qu'ils trouvèrent une bonne succession.

Pardonnez-moi, Sire, si, étant devenu presque aveugle comme Tobie, et misérable comme Job, je n'ai pas eu l'esprit assez libre pour oser vous écrire une lettre inutile.

Il est venu dans ma cabane un jeune baron ou comte saxon, qui s'appelle, je crois, Gersdorff. Il est très-aimable, plein d'esprit et de grâces, poli, circonspect. On dit que V. M. a pris la peine de l'élever elle-même pour s'amuser. Il y paraît; c'est Achille qui élève Phénix, au lieu qu'autrefois Phénix fut le précepteur d'Achille.

Je me mets aux pieds de V. M. De profundis.436-b


435-a Voyez t. XIV, p. 113 et 252. Voyez aussi t. X, p. 58; t. XII, p. 215; et t. XIII, p. 91.

435-b Voltaire écrivait à madame Denis, le 9 septembre 1752 : « Je remets entre les mains de M. le duc de Würtemberg les fonds que j'avais fait venir à Berlin. » Il écrit à madame de Saint-Julien, le 5 décembre 1776 : « J'ai reçu une lettre de M. le duc de Würtemberg, qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu'il ne peut me payer un sou qu'au commencement de l'année 1778. »

436-a Tobie, chap. XIV, v. 16.

436-b Voyez t. XIX, p. 363.