552. DE VOLTAIRE.
Ferney, 9 décembre 1776.
Sire, il n'est pas étonnant qu'un homme qui a passé sa vie à barbouiller du papier contre ceux qui trompent les hommes, qui les volent, et qui les persécutent, soit un peu poursuivi par ces gens-là sur la fin de ses jours. Il est encore moins étonnant que le Marc-Aurèle de notre siècle prenne pitié de ce vieil Épictète. V. M. daigne me consoler, d'un trait de plume, des cris de la canaille superstitieuse et implacable.
J'ai pris la liberté de déposer à vos pieds les raisons qui m'avaient privé longtemps de l'honneur de vous écrire; et parmi ces raisons, la première a été la nécessité où je suis réduit d'être un petit Libanius438-a qui répond aux Grégoire de Nazianze438-b et aux Cyrille.438-c
La fourmilière que je fais bâtir dans ma retraite, et qui est rongée par les rats de la finance française, était le second motif de ma douleur et de mon silence; et l'oubli de votre ancien pupille M. le duc de Würtemberg était le troisième.
Dans le chaos des petites affaires qui dérangent les petites têtes, je n'osais pas, à mon âge, écrire à V. M.; je tremblais de radoter devant le maître de l'Europe.
La même main qui instruit les rois, et qui console d'Alembert, daigne aussi s'étendre pour moi. V. M. est trop bonne d'avoir bien voulu écrire un mot en ma faveur dans le Würtemberg; c'est malheureusement dans le comté de Montbelliard qu'est ma dette, et cette principauté de Montbelliard ressortit au parlement de Besançon; ce sont des affaires qui ne finissent point, et moi, je vais bientôt finir.<439> M. le duc de Würtemberg me donne aujourd'hui sa parole de me satisfaire dans le courant de l'année prochaine; sa régence me doit cent mille francs; cela ruine un homme qui se ruinait déjà à faire bâtir une petite ville. Mais il faut que je prenne patience, et que j'attende le payement de M. le duc de Würtemberg, ou la mort, qui paye tout.
Je mets mes misères aux pieds de V. M., puisqu'elle daigne me l'ordonner. La postérité rira, si elle sait jamais qu'un chétif Parisien a conté ses affaires à Frédéric le Grand, et que Frédéric le Grand a daigné les entendre.
On vient d'imprimer à Paris un livre assez curieux sur la littérature de la Chine, sa religion et ses usages.439-a La plus grande partie de ce livre est composée par un Chinois que les jésuites dérobèrent à ses parents dans son enfance, et qui a été élevé par eux à leur collége de Paris. Il parle français parfaitement; mais malheureusement c'est un jésuite lui-même, et c'est le plus insolent énergumène qui soit parmi eux; il a la rage du Contrains-les d'entrer.439-b Le scélérat est capable de bouleverser l'empire. Je me flatte que si votre écolier en poésie, et votre très-plat écolier, Kien-Long, est instruit enfin de ce fanatisme qui couve dans sa ville capitale, il enverra bientôt tous ces convertisseurs en Occident.
Daignez conserver, Sire, vos bontés pour ma vieille âme, qui va bientôt quitter son vieux corps.
438-a Voyez ci-dessus, p. 298.
438-b Voyez t. XIII, p. 117.
438-c Saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie, mort en 444; son ouvrage, Dix livres contre Julien l'Apostat, était dédié à l'empereur Théodose.
439-a Mémoires concernant l'histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc, des Chinois, par les missionnaires de Pékin, Paris, 1776-1791, quinze volumes in-4, auxquels on en a ajouté un seizième en 1814.
439-b Évangile selon saint Luc, chap. XIV, v. 23. Voyez l'ouvrage de Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d'entrer; » traduit de l'anglais de Jean Fox de Bruggs, par M. J. F. Cantorbéry, 1686, trois volumes in-12.