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553. A VOLTAIRE.

Potsdam, 26 décembre 1776.

Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue, celle des dieux. Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégayerai mes pensées.

Serez-vous donc toujours en butte
Au dévot qui vous persécute,
A l'envieux obscur, ébloui de l'éclat
Dont vos rares talents offusquent son état?
Quelque odieux que soit cet indigne manége,
Les exemples en sont nombreux;
On a poussé le sacrilége
Jusqu'au point d'insulter les dieux.
Ces dieux, dont les bienfaits enrichissent la terre.
Ont été déchirés par des blasphémateurs :
Est-il donc étonnant que l'immortel Voltaire
Ait à gémir des traits des calomniateurs?

Je ne m'en tiens pas à ces mauvais vers; j'ai fait écrire dans le Würtemberg pour solliciter vos arrérages. Voici la réponse que je reçois. Je crois que, sans faire remarquer au Duc le peu de confiance que vous avez au présidial de Besançon, il serait peut-être utile de lui faire insinuer que, faute d'obtenir de lui les sommes que vous répétez, vous seriez obligé de recourir à l'assistance de la justice; la peur prendra le Duc, et il vous satisfera; il sera plus touché de cette menace que des meilleures raisons que vous pourriez lui alléguer. Voilà tout ce que j'imagine de mieux à l'égard du Duc.440-a

Au reste, je crois que, pour vous soustraire à l'âcreté du zèle des bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l'abri de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez<441> à l'égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à l'esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex en le dérobant un temps à la voracité de ces gens-là.

Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d'y trouver un remède, parce qu'on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des drôles qui n'ont ni raison ni humanité. Toutefois soyez persuadé que si la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne l'eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un homme unique qu'un destin favorable a fait naître dans son sein, un homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient qu'Homère était né chez elles! Mais quelle lâcheté plus révoltante de répandre l'amertume sur vos derniers jours! Ces indignes procédés me mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner des secours plus efficaces que le souverain mépris que j'ai pour vos persécuteurs. Mais Maurepas n'est pas dévot; la Reine n'est rien moins que cela;441-a M. de Vergennes se contente d'entendre la messe quand il ne peut pas se dispenser d'y aller; Necker est hérétique : de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable? L'archevêque de Paris est connu pour ce qu'il est, et j'ignore si son mentor ex-jésuite est encore auprès de lui; personne ne connaît le nom du confesseur du Roi : le diable incarné dans la personne de l'évêque du Puy441-b aurait-il excité cette tempête? Enfin, plus j'y pense, et moins je devine l'auteur de cette tracasserie.

Je n'ai point vu cet ouvrage sur la Chine dont vous me parlez. J'ajoute d'autant moins de foi à ce qui nous vient de contrées aussi<442> éloignées, qu'on est souvent bien embarrassé de ce qu'on doit croire des nouvelles de notre Europe.

Cependant soyez sûr que le plus grand crève-cœur que vous puissiez faire à vos ennemis, c'est de vivre en dépit d'eux. Je vous prie de leur bien donner ce chagrin-là, et d'être persuadé que personne ne s'intéresse plus à la conservation du vieux patriarche de Ferney que le solitaire de Sans-Souci. Vale.


440-a La fin de cet alinéa, depuis « Voici la réponse, » a été omise par les éditeurs de Kehl : nous la tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 335 et 336.

441-a Les mots « la Reine n'est rien moins que cela » sont tirés des Œuvres posthumes, t. IX, p. 337.

441-b Voyez t. XV, p. IV, V, et 37.