<597> Il ne faut pas voir trop noir; mettant les choses au pis, n'avez-vous pas chez moi un asile ouvert? Des Cartes n'alla-t-il pas se réfugier en Hollande, enfin en Suède, pour se mettre à couvert des persécutions de ses compatriotes? Galilée n'aurait-il pas fait sagement de s'expatrier d'Italie, pour éviter les prisons où l'inquisition le retint? La patrie d'un philosophe est le lieu où il peut trouver un asile et philosopher tranquillement; et le lieu qui l'a vu naître devient pour lui une terre ennemie, dès qu'il y est persécuté.
J'ai vu passer ici le roi de Suède,a qui aime bien la France, mais qui la quitte pour occuper dans sa patrie la première place. Il est très-aimable et très-instruit, mais il trouvera chez lui de quoi donner de l'exercice à sa patience; c'est un terrible pays à gouverner.
Nous avons vu passer ici Alexis Orloff le Lacédémonien, qui a fait la guerre dans le Péloponnèse et sur la Méditerranée; il m'a donné une pièce assez curieuse,b qu'il a recueillie à Venise; je souhaite qu'elle contribue à votre édification et à celle du troupeau.
Quittez les pensées noires, mon cher d'Alembert. Il vaut mieux rire des sottises des hommes que d'en pleurer. Dissipez votre mélancolie par des idées gaies, et si vous voulez puiser dans une source de bonne humeur, venez chez nous; je le souhaite, je vous y exhorte; vous y vivrez plus tranquille et plus heureux. Sur ce, etc.
a Gustave III, roi de Suède, arriva à Potsdam le 22 avril, et il partit de Berlin le 29, pour se rendre dans ses États. Voyez t. XXIII, p. 220 et 221.
b Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, et Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola. Voyez t. XV, p. xvIII, et 195-201; et t. XXIII, p. 221. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 12 avril 1771 : « Je vous prie de cultiver avec soin votre correspondance avec l'impératrice de Russie; et s'il ne s'agit que de vous fournir quelque morceau qui puisse l'amuser, je vous enverrai, mon cher frère, dans quelques jours, une Lettre du pape au mufti, qu'on suppose être écrite il y a deux ans, assez raisonnablement ridicule pour amuser là-bas. » Il écrit au même, le 16 avril 1771 : « J'ai pris la liberté de vous envoyer hier la Lettre du pape au mufti, dont vous ferez l'usage qu'il vous plaira. »