7. AU MÊME.
(Strehlen) 24 novembre 1761.8-a
O Catt! nos jours, nos ans s'écoulent,
Qui peut, hélas! les racheter?
Les destins cruels qui nous roulent
Ne se laissent point arrêter.
Nous avons deux temps dans la vie :
L'un est l'empire de l'erreur,
Où nous jouissons du bonheur;
L'autre est pour la philosophie,
Toujours triste, morne et rêveur.
De vos beaux jours et de votre âge
Le premier est l'heureux partage.
Les doux plaisirs, les passions,
Les charmes des illusions,
Attirent par leur assemblage
Les prémices de notre hommage.
La vive imagination
Du plus frivole badinage
Vous fait une occupation,
Vous montrant la légère image
D'un plaisir facile et volage.
Ici l'Amour, en badinant,
Décoche une flèche dorée,
Dont vous sentez incontinent
La pointe en votre cœur entrée.
Vous soupirez, vous vous troublez,
Et vos feux bouillants redoublés,
Tous les sentiments de votre âme,
Sont pour l'objet qui vous enflamme;
Le posséder, c'est être heureux.
La jouissance éteint vos feux;
Vous l'abandonnez, car tout s'use.
L'inconstance a plus d'une excuse,
Et les amants n'en manquent pas.
Vous quittez Flore, et vers Sylvie
L'amour a dirigé vos pas;
Tout le bonheur de votre vie
Est de posséder ses appas.
Bientôt une autre lui succède;
Vient son tour, et celle-là cède
Votre cœur au nouvel objet
Dont Vénus vous rend le sujet.
Ainsi, courant de belle en belle,
Un heureux instinct vous appelle
A goûter des plaisirs nouveaux.
Des soucis la troupe cruelle,
La prévoyance et sa séquelle,
Ne vous livrent jamais d'assauts.
Votre cœur ouvert se déploie
Au sein de la société,
Et, sans gêne et sans gravité,
Aux épanchements de la joie
Vous vous livrez en liberté.
Tout semble créé pour vous plaire;
Votre gaîté, que rien n'altère,
Du moindre objet fait son profit.
La vérité, sans contredit,
Souvent dure et toujours sévère,
Ne vaut pas, quoi qu'on nous en dît,
Une jouissance en chimère.
Être heureux, c'est la grande affaire;
Et dans ce séjour imposteur
Où tout est fiction et songe,
Où chacun dans l'erreur se plonge,
Qu'importe donc que le bonheur
Soit en nous l'effet de l'erreur?
Chérissons-en jusqu'au mensonge.
On nous le dit, nous sommes tous,
Les uns moins, les autres plus fous.
Fuyez la folie intraitable,
D'humeur dure et peu sociable,
Et conservez toujours chez vous
La plus vive et la plus aimable;
De tous les agréments pour nous
Elle est la source intarissable.
Pour jouir longtemps de ce bien,
Gardez de n'approfondir rien.
Les objets ne sont que folie;
Effleurez leur superficie.
Vos plaisirs sont comme une fleur;
Cueillez-la d'une main légère;
A sa nuance, à sa couleur,
Au doux parfum de son odeur
S'attache un prix imaginaire.
Ah! nos sens ont tout à risquer
De qui veut métaphysiquer;
La rose, sous la main profane
Qui s'obstine à la disséquer,
Perd tout son éclat et se fane.
Le monde, et sans rien excepter,
S'échappe dès qu'on le pénètre;
L'examiner et le connaître,
C'est apprendre à s'en dégoûter.
Pour moi, qu'une longue infortune,
Que l'âge et les maux ont flétri,
Sous le fardeau qui m'importune
J'ai fait divorce avec les Ris.
Mon erreur s'est évanouie,
Je touche aux bornes de ma vie;
Et la raison, à mes esprits
Montrant son austère figure,
Règle mes occupations,
Et veut qu'en suivant son allure,
Avec son compas je mesure
La moindre de mes actions.
Cette raison a ses apôtres;
Mais dure, inflexible envers nous.
C'est un pédagogue en courroux
Qui nous nuit en servant les autres.
Malgré tous les destins divers
Dont le caprice nous irrite,
Nous lutinant dans l'univers,
Nous allons tous au même gîte;
Les ignorants et les experts
Passeront tous l'eau du Cocjte.
L'Amour et les Plaisirs légers
Jusqu'aux portiques des enfers
En foule iront à votre suite.
Pour moi, en rêvant tristement,
Peut-être en hâtant le moment
Du coup de ciseaux de la Parque.
J'irai mélancoliquement
Passer dans la fatale barque.
N'allez donc pas vous dessaisir
Des erreurs, charmes de la vie :
O Catt! un moment de plaisir
Vaut cent ans de philosophie.
J'ai fait mon Marc-Aurèle ou mon Zénon12-a pour moi; il convient à mon âge, à ma situation, et à tous les objets qui m'entourent. Vous qui êtes gai, qui ne voulez pas quitter les illusions qui vous flattent, je vous donne de l'Épicure; c'était mon maître lorsque j'avais votre âge. Je crains bien que, quand vous aurez le mien, vous ne reveniez à Zénon et à nos stoïciens. Ils nous donnent au moins un roseau pour nous appuyer lorsque le malheur nous abat, au lieu qu'Épicure n'est recevable qu'au sein de la prospérité. Ainsi tout a ses saisons. Vous êtes dans celle qui produit les fleurs et les fruits, et moi dans celle où les feuilles tombent, et où les arbres se dessèchent.
12-a Le Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218, et t. XIX, p. 297 et suivantes.
8-a Ces vers sont imprimés, avec de nombreuses variantes, t. XII, p. 219-223, sous le titre d'Épître à Catt. Frédéric en parle t. XXIII, p. 102. La date du 24 novembre 1761 a été ajoutée par M. de Catt à l'autographe du Roi.