33. A LA MÊME.
Berlin, 23 décembre 1764.
Madame ma sœur,
Votre Altesse Royale ne doit pas douter de la réception de M. de Stutterheim82-a sous les plus favorables auspices, surtout, madame, puisqu'il m'a apporté une lettre si obligeante de votre part.82-b Je suis charmé de ce que V. A. R. veut bien être persuadée de la sincérité de mes sentiments. J'ose vous dire que votre haute naissance, le rang que vous occupez dans le monde, et les égards qu'on doit à une grande princesse, n'auraient extorqué de moi que des compliments froids, et de ces formules banales de civilité qu'on prodigue par coutume, et qu'on reçoit comme de la monnaie décriée, mais que l'usage maintient dans le commerce, si ce n'était, madame, que votre personne (et je n'ose presque pas dire votre mérite, parce que vous vous en offensez) me mettent naturellement dans la bouche l'expression des sentiments dont j'ai la conviction dans le cœur. Je n'en dirai pas davantage, je m'arrête en si beau chemin; mais, madame, malgré tout ce que vous pouvez sur moi, V. A. R. ne pourra jamais m'obliger à garder la même retenue envers ceux à qui j'ai occasion de parler sur son sujet. Je suis peu courtisan, peu propre à déguiser la conscience de mes pensées; et pourquoi se contraindre quand on a<83> de bonnes choses à dire? Le monde, madame, est si pervers, qu'on ne saurait assez donner de louanges aux personnes vertueuses, pour aiguillonner au moins celles qui ne le sont pas à le devenir; et c'est une consolation, dans cette turpitude générale, de trouver au moins de loin en loin quelques-unes de ces âmes divines qui semblent nées pour le bien de l'humanité. C'est comme on se réjouit d'apercevoir quelque habitation d'hommes, après avoir traversé de longs déserts et des contrées sauvages.
Mais n'en voilà que trop; V. A. R. dira, en recevant ma lettre : Je n'ai jamais vu d'animal plus bavard que celui-là. Que pourrais-je vous écrire d'ici, madame, pour vous amuser? Que notre première chanteuse est si excellente, qu'on n'entend pas le mot de ce qu'elle chante; qu'elle marche sur le théâtre comme une poule prête à pondre; que nous avons ici un prince soi-disant arabe, qui ne demande rien, mais qui prend tout ce qu'on lui donne; qu'il paraît un Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui fait gémir les zélateurs? Mais tout cela, madame, ne vous touche guère. Permettez que, en finissant cette lettre, je vous renouvelle, à cause de la nouvelle année, les vœux que je fais pour votre prospérité et pour votre conservation, étant, etc.
82-a Henri-Gottlieb de Stutterheim, envoyé de Saxe à la cour de Berlin jusqu'en 1777.
82-b Cette lettre est perdue.