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78. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

12 février 1767.



Madame ma sœur,

Les lettres de Votre Altesse Royale sont autant de preuves de l'extrême indulgence qu'elle a pour moi; je ne puis, madame, vous entretenir que de bagatelles, et vous avez assez de support pour vous en contenter. La fête des Rois n'est qu'un amusement pour la jeunesse, qui occasionne des quiproquo qui font rire; mais quand cela passe en récit, cela devient bien plat, parce qu'on ne saurait rendre l'à-propos, et les plaisanteries de société perdent toujours lorsqu'elles se répandent hors de leur petite sphère. Voilà pourquoi en France on ne lit plus la Satire Ménippée, et pourquoi on se soucie peu en Angleterre du poëme de Hudibras;142-a voilà ce qui, avec le temps, fera perdre leur mérite aux satires de Boileau; ces satires veulent être commentées, au lieu que celles d'Horace iront jusqu'à la dernière postérité, parce qu'il traite de lieux communs qui s'appliquent en tous lieux, à tous les temps, et qu'on n'a pas besoin des anecdotes de la ville de Rome pour en avoir l'intelligence.

A propos du hasard,142-b ou de ce qu'on nomme le hasard, qui décide pour beaucoup du sort des hommes, V. A. R. daigne me demander quelle condition j'aurais choisie dans le monde, si j'avais été maître de mon destin. Je vous y réponds, madame, avec toute l'ingénuité et la vérité possible. Dès ma tendre jeunesse, j'ai été frappé du conseil qu'Épicure donne à ses disciples : « Ne vous mêlez point, leur dit-il, des affaires du gouvernement. »142-c Cette maxime est très-sage, et peut-être la seule qui puisse mener l'homme à l'espèce de<143> bonheur que compromet143-a sa nature; tous ceux qui ont des affaires à manier savent que, entre cent qui leur passent par les mains, il y en a quatre-vingt-quatorze de désagréables; que plus les affaires sont grandes, plus on est exposé aux vicissitudes de la fortune; et enfin, que si l'on veut tenir son âme dans une situation calme, la seule dans laquelle elle puisse être heureuse, il faut l'éloigner de tout ce qui peut lui causer de violentes secousses. Cela posé, il me paraît évident que, ne voulant avoir que mon bonheur individuel en vue, je trouverais mon plus grand avantage dans une condition privée, qui me procurât les aisances de la vie sans superflu, que dans l'appareil imposant de la fortune. Si je considère, de plus, que tous les hommes étant également condamnés à mourir, il me paraît que les plus sages sont ceux qui font ce chemin le plus uniment, avec le moins de trouble et d'embarras.143-b Alexandre le Grand, qui connaissait bien la gloire, enviait le désintéressement et la modération de Diogène, de ce cynique effronté que je n'aurais pas pris pour modèle. Mais il s'en est trouvé d'autres qui, pratiquant les maximes d'Épicure, ont mené une vie heureuse et douce, comme cet Atticus, l'ami de Cicéron, qui, dans tous les troubles de la république, se tint dans une neutralité parfaite, ne brigua jamais d'emplois, renonça à toute ambition, et fut en honneur chez le parti vaincu et chez le parti victorieux. Je suis convaincu, madame, que quelqu'un qui se tracerait cette conduite dès sa jeunesse, et qui la suivrait sans s'en écarter, s'applaudirait du parti qu'il aurait pris. Cela est plus faisable dans les États républicains que dans ceux d'une domination souveraine; toutefois il faut avouer que la jeunesse, aveuglée par des illusions brillantes, se précipitant dans ses choix, se prépare souvent, sans le savoir, des causes qui influent sur le destin de toute sa vie.

Voilà, madame, ma confession telle que si vous l'aviez lue dans<144> mon âme. V. A. R. dira sans doute : Pourquoi vos actions ne sont-elles pas conformes à vos maximes? C'est, madame, que le hasard, plus puissant qu'Épicure et moi, a voulu que je naquisse l'aîné des enfants de mon père, dans un État où l'hérédité était d'usage immémorial; c'est que, lorsqu'on se trouve dans un emploi, il faut qu'on prenne l'esprit du corps; c'est ensuite que les conjonctures entraînent les hommes, et les font souvent aller malgré eux.

En vérité, madame, j'ai bien mérité que V. A. R. m'envoie promener avec mon Épicure et mon Diogène. Cependant daignez vous souvenir, madame, que vous m'avez poussé à cette digression, et que V. A. R. s'en prenne à elle-même de mon bavardage. Il est plus facile de faire parler une certaine espèce de gens que de les faire taire. Ma conscience m'accuse d'être de leur nombre; mais le plaisir que j'ai d'écrire à une princesse si éclairée me fait oublier que je l'ennuie. Les plus courtes folies sont les meilleures; je termine celle-ci, qui n'est que trop longue, en assurant V. A. R. que le seul mérite que je crois avoir est d'être un admirateur éclairé de ses qualités admirables, l'amant de ses talents, et de tous les princes celui qui est avec la plus véritable estime, etc.


142-a Poëme burlesque de Samuel Butler, contemporain de Milton.

142-b Voyez, t. XII, p. 64-79, l'Épître sur le Hasard. A ma sœur Amélie.

142-c Voyez t. XIX, p. 178 et 330.

143-a Permet. (Variante du manuscrit des Archives de l'État, à Berlin.)

143-b Voyez ci-dessus, p. 27 et 28.