122. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 2 janvier 1770.



Sire,

C'était bien assez du puissant attrait qui me porte à répondre avec empressement aux lettres que V. M. me fait l'honneur de m'écrire, sans qu'on vînt encore m'en demander pour elle. Cependant, depuis que j'ai été à Potsdam (oh! que n'y suis-je encore!) comblée de bon<206>tés et d'attentions qui me confondaient, on ne part plus sans vouloir emporter une lettre de ma part; on croit que je vaux quelque chose, que le grand Frédéric ne m'eût pas tant marqué d'estime, et qu'il ne porterait pas de moi un jugement si flatteur, si je ne le méritais par quelque endroit. C'est votre gloire, Sire, qui rejaillit sur moi; et j'emprunte proprement ma lumière de l'astre qui éclaire l'univers, en qualité de votre humble satellite.

Je prends la liberté de vous recommander le colonel de Keith, qui passe de notre petite planète chez vous. V. M. sait qu'il est ministre du roi d'Angleterre auprès de mon fils. Il m'a demandé une lettre pour elle avec les plus vives instances, et il espère qu'elle pourra fixer sur lui les regards de Frédéric. Cette supposition m'est trop glorieuse pour y résister. D'ailleurs, ce qui pourrait venir à l'appui de ma recommandation, indépendamment du mérite personnel de M. de Keith, bien recommandable par lui-même, c'est qu'il est parent de mylord Marischal, pour lequel je connais beaucoup de bontés à V. M.

J'ai appris avec la plus grande joie que vous trouvez, Sire, l'ouvrage dont le jeune baron lui a montré un échantillon, digne de décorer un petit coin de son superbe palais. Je n'attends plus que quelques éclaircissements dudit baron pour y travailler avec l'ardeur que m'inspire l'idée de travailler pour vous. Ce pauvre jeune homme me fait grand plaisir d'être content de moi. Je le suis beaucoup de ses talents naissants, et je m'assure que puisque, malgré sa grande jeunesse, ils percent déjà, V. M. ne leur refusera pas la continuation de sa bienveillance. Il dansera bien, sans doute, au carnaval de Berlin; c'est de son âge.

Ce qui me réjouit infiniment, Sire, c'est que, selon les dernières lettres de Hollande, le peu de plaisir que V. M. se permet ne sera plus troublé par l'appréhension où la maladie de madame la princesse d'Orange a dû vous jeter. D'ailleurs, l'heureuse nouvelle que<207> me mande le baron de Pöllnitz doit vous dédommager, Sire, de cette inquiétude. Rien ne pouvait me causer plus de joie, non seulement parce que je vous l'ai un peu prédit, comme V. M. se le rappellera, car enfin le don de prophétie est celui de tous les talents dont je me passerais le plus aisément, mais surtout parce que cette chère princesse, qui va soutenir les espérances de votre maison, est une parente respectable à laquelle je m'intéresse plus que je ne puis le dire. Que ne puis-je être témoin oculaire, Sire, de vos fêtes et de votre satisfaction! Que ne puis-je être à vos pieds! Non, jamais je n'oublierai les heureux moments que j'ai passés près de vous; jamais je ne serai satisfaite que lorsque vous me permettrez de jouir derechef du même bonheur. C'est l'objet de tous mes vœux, l'objet de tous mes désirs; et si je ne puis, comme je le voudrais, passer ma vie à vous voir et vous entendre, au moins vous ne cessez un instant d'être présent à mon cœur. Pénétrée de reconnaissance et du plus inviolable, je n'ose dire du plus tendre attachement pour vous, que ne vous vois-je encore conduisant les affaires de l'Europe, répandant le bonheur sur vos sujets, et éclairant l'humanité par la philosophie que vous avez placée sur le trône dans le moment de vos amusements, qui à peine effleurent votre âme!

Avec tout autre prince que V. M., je prendrais mal mon temps en lui envoyant un traité de morale207-a pendant le carnaval; cependant en voici un de notre pauvre Gellert.207-b Je l'avais promis à V. M. Il vient de mourir fort regretté et fort digne de l'être. Il n'était pas seulement un fabuliste, il s'élevait plus haut; il était sage, honnête, juste, et il enseignait aux autres à l'être. Voilà ses droits pour être<208> lu du plus grand des princes, et voilà surtout le sujet des regrets que nous lui donnons. Ces gens qui apprennent aux hommes les devoirs de l'humanité doivent être chers à l'univers.

Mais le plaisir suprême d'entretenir V. M. m'entraîne, et la crainte d'ennuyer Frédéric m'oblige de renfermer en peu de mots l'article sur lequel je désirerais le plus de m'étendre : ce sont les vœux que je fais pour vous, Sire. Puissiez-vous être autant élevé au-dessus des hommes par la durée et par la mesure de vos prospérités que vous l'êtes par cette âme sublime, l'objet de l'admiration constante et de la haute estime avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

Je rends mille très-humbles grâces à V. M. pour le poisson de mer qu'elle a bien voulu m'envoyer.


207-a Il s'agit probablement ici d'un manuscrit du cours de morale de Gellert à l'usage de la jeunesse académique, que l'électeur de Saxe avait demandé à l'auteur. Voyez C. F. Gellerts sämmtliche Schriften. Nouvelle édition. Leipzig, 1775, t. X, p. 162. Ses Moralische Vorlesungen ne parurent qu'en 1771. Voyez t. VII, p. 108, et t. XVIII, p. 222 de notre édition.

207-b Le nom de Gellert est omis dans l'autographe. Cet écrivain, né le 4 juillet 1715, mourut le 13 décembre 1769.