126. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Dresde, 20 avril 1770.
Sire,
Votre Majesté a su par Stutterheim la raison qui m'a empêchée de répondre à ses charmantes lettres, si flatteuses pour ma vanité. Si mon âme avait le ressort de la vôtre, je braverais comme vous, Sire,<215> les douleurs et toutes les faiblesses humaines. Mais voyez quelle est la différence de votre diva Antonia au grand Frédéric : une légère atteinte de goutte m'ôte la force d'écrire une petite lettre, et V. M., sujette comme nous autres aux maux des hommes, prend le temps où elle en est attaquée pour produire un ouvrage qui comblerait d'honneur les moments les plus tranquilles et les plus calmes d'un savant et profond professeur. Ne me canonisez donc pas, Sire; ma canonisation prouverait encore que les saints n'ont pas toujours valu les héros. Le catéchisme que j'ai le bonheur d'avoir fait naître est admirable. Jamais prince n'éclaira l'univers comme V. M. par ses actions, et par des préceptes également utiles et sublimes. Il se peut bien, Sire, qu'il y ait tel endroit, dans cet excellent ouvrage, qui n'aurait pas l'honneur d'être approuvé par messieurs les confesseurs royaux, après lecture faite par ordre de monseigneur le chancelier; mais il n'y en a point qui ne soit marqué au coin de la droite raison et de ce sens dont tout le monde se pique, et qui ne peut être que le partage de peu de personnes. Pour moi, Sire, je suis plus que persuadée que, en vous arrachant un ouvrage aussi précieux, j'ai mieux mérité de l'univers que si j'avais envoyé tous les savants académiciens de la terre à ses quatre plages pour mesurer un degré du méridien, ou pour observer les révolutions d'une planète. Grâces à votre ouvrage, que j'ai lu et relu, et grâces à vos poissons, Sire, mon esprit et mon corps ont été également nourris pendant le carême qui vient de passer. Je crains seulement qu'il ne me soit pas fort méritoire; car, avec de tels avantages, un carême vaut bien le carnaval le plus délicieux.
A propos de carnaval, je vois qu'on a parlé à V. M. de mon bal de vieilles femmes. Il était assez plaisant de voir ces bonnes dames commencer par faire la petite bouche, s'animer ensuite par degrés, et finir par danser, à l'envi de leurs petites-filles, des contredanses à tout rompre. Que n'y étiez-vous, Sire! Nous aurions bien ri et réfléchi<216> sur les replis singuliers du cœur humain. Si j'étais sûre d'attirer V. M. ici, j'irais, dansant à la tête de toutes nos vieilles dames, vous recevoir jusque sur la frontière; mais comme vous pourriez bien n'être pas aussi amateur que les Hébreux216-a de ce genre de spectacle, je dois me contenter à repasser dans mon imagination les agréables idées que j'ai puisées dans votre beau palais, au sein des arts et des sciences, et surtout de la sagesse, et à soupirer après le retour de ces délicieux moments. Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les assurances sans bornes de l'admiration et du parfait et respectueux attachement avec lequel je suis, etc.
216-a Exode, chap. XXXII, v. 18 et 19.