152. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Le 11 novembre 1771.
Madame ma sœur,
Il n'y avait que la goutte qui pût m'empêcher de répondre plus tôt à V. A. R. J'en ai été si maltraité pour cette fois, qu'elle m'a tenu quatre semaines les pieds et les mains garrottés.251-b Le bras droit, dont depuis j'ai recouvré l'usage, me met à présent en état de vous marquer, madame, combien je suis reconnaissant des bontés que vous daignez me témoigner. La nouvelle la plus intéressante pour moi est, sans contredit, les bons effets que V. A. R. ressent de la cure<252> qu'elle a prise. C'est donc à moi de m'acquitter de mon vœu aux nymphes d'Aix-la-Chapelle et à la vieille simarre de Charlemagne.
Ma nièce a été bien heureuse que le séjour de V. A. R. aux bains lui ait procuré le bonheur de faire sa connaissance. Je lui ai cependant écrit de ne plus se mêler de donner des feux d'artifice, et j'ai appris avec saisissement le danger que V. A. R. a pensé y courir. Cela m'a été d'autant plus sensible, que vous ne devriez recevoir, madame, que des hommages purs, sans que des périls s'en mêlent, de tous ceux qui m'appartiennent.
V. A. R. daigne s'amuser des soins jusqu'ici infructueux que je me suis donnés pour rétablir la paix chez mes voisins. Je ne sais par quel hasard fâcheux il arrive que, lorsqu'on s'avise d'ameuter les hommes pour se battre, on réussit vite, mais que les réconciliations sont longues et pénibles à faire. Chez les puissants de la terre, l'animosité dure tant que leur bourse est remplie, et c'est de leur sac vide que sort la paix pour consoler la pauvre humanité. Mes bons offices suffiront donc probablement jusqu'au temps que le dernier rouble et le dernier roupanti252-a paraisse. C'est le tableau de l'infirmité de mes efforts que je présente à V. A. R. Je commence à craindre que ce ne sera qu'à la fin de l'année prochaine qu'on parviendra à rapprocher les parties. Voilà, madame, bien des peines inutiles. Je m'en console sur la foi des philosophes, qui prétendent que la vie de l'homme se passe à s'occuper de sottises, à élever, à détruire, et qu'il est des hochets pour les politiques tout comme pour les enfants.252-b Cela peut être véritable jusqu'à certain point; mais personne ne me persuadera jamais que ce ne soit une occupation très-sage et très-utile d'admirer, quand l'occasion s'en présente, l'assemblage précieux de vertus et de talents qui se trouvent réunis dans une grande princesse; et quand encore<253> cette princesse joint à tant d'avantages une indulgence et une affabilité extrême, je crois, tout bon chrétien qu'on soit, qu'on peut être tenté de lui ériger des autels. J'ai le bonheur de connaître précisément une telle princesse, et une de mes méditations favorites, c'est de repasser souvent en ma pensée le choix rare des dons exquis dont la nature l'a avantagée. C'est, me dis-je, le plus bel ornement de l'Allemagne; c'est le phénix des grandes princesses. J'agis comme les initiés des mystères de Cérès Éleusine, qui gardaient le secret sur leurs mystères,253-a comme les Juifs, qui gardaient pour eux le nom de Jéhovah.253-b Je ne dirai point le nom de cette grande princesse; il a son tabernacle en mon cœur, et, quoi que fasse V. A. R., elle ne me le fera pas divulguer; et comme elle est trop modeste pour le deviner, je crains qu'elle ne l'ignore pour toujours. C'est avec la plus haute considération et les sentiments de la plus véritable estime que je suis, etc.
251-b Voyez t. XXIII, p. 231 et 232.
252-a Le mot roupanti nous est inconnu; peut-être Frédéric a-t-il voulu écrire rup ou roup, monnaie turque qui vaut un quart de piastre.
252-b Voyez t. XXIII, p. 407.
253-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XV, p. 165 et suivantes.
253-b Exode, chap. III, v. 13, 14 et suivants.